Bram Stoker - L'Enterrement Des Rats

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– Et vous n’avez pas eu peur? lui demandai-je.

– Peur? dit-elle en riant. Moi, avoir peur? Demandez à Pierre. C’est vrai que j’étais plus jeune à l’époque, et quand j’avançai dans cet horrible égout, avec son mur d’yeux affamés, toujours se déplaçant dans le cercle de lumière des torches, je ne me sentais pas à l’aise. Mais je continuai à avancer au-devant des hommes, c’est ainsi que je fais. Je ne permets jamais aux hommes de me devancer. Tout ce que je demande, c’est d’avoir une occasion et les moyens! Et ils l’ont mangé – ils ont effacé toute trace, sauf les os; et personne ne le savait, et personne n’avait aucune nouvelle de lui!

À ce moment, elle eut un accès de gloussements, de la gaieté la plus macabre que j’aie jamais eu l’occasion d’entendre et de voir. Une grande poétesse décrit son héroïne qui chante: «Oh! de la voir ou de l’entendre chanter! Je sais à peine lequel des deux est le plus divin!»

Cette même idée aurait pu être appliquée à la vieillarde – tout sauf le divin, parce que j’aurais pu à peine dire lequel des deux était le plus infernal, ou son rire, dur, malveillant, satisfait et cruel, ou le ricanement et l’ouverture horrible et cariée de sa bouche comme un masque tragique, et la lueur jaune de quelques dents décolorées dans les gencives sans forme. Avec ce rire et avec ce ricanement, et la satisfaction gloussante, je savais aussi bien que si l’on m’eût parlé avec des mots tonitruants que mon meurtre était scellé et que les meurtriers ne faisaient qu’attendre le moment favorable pour son accomplissement. Je pouvais lire, entre les lignes de son histoire lugubre, les ordres à ses complices. «Attendez, semblait-elle dire, patientez, je frapperai la première. Trouvez-moi l’arme et je saisirai l’occasion. Il ne s’échappera pas. Tenez-le tranquille et personne ne saura quoi que ce soit. Il n’y aura pas de cri, et les rats feront leur travail.»

Il faisait de plus en plus sombre, la nuit venait. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur de la cabane; rien n’avait changé! La hache ensanglantée dans le coin, les amas d’ordures et les yeux sur les tas d’os et dans les fentes près du plancher.

Pierre s’occupait toujours ostensiblement à bourrer sa pipe, puis il craqua une allumette et commença à tirer sur la bouffarde. La vieille femme dit:

– Mon cher cœur, comme il fait noir! Pierre, sois assez bon garçon et allume la lampe.

Pierre se leva et, avec l’allumette enflammée dans la main, toucha la mèche de la lampe qui pendait sur l’un des côtés de l’entrée de la cabane, et qui avec son réflecteur jeta la lumière dans la pièce. Elle était de toute évidence utilisée la nuit pour le triage des ordures.

– Pas ça, idiot! La lanterne! cria-t-elle.

Il éteignit immédiatement la lampe en disant: «Très bien, maman, je la trouverai», et il se rendit rapidement dans le coin gauche de la pièce. La vieille femme dit dans l’obscurité:

– La lanterne! La lanterne! Oh! c’est la lumière qui est la plus utile à nous autres, pauvres gens. La lanterne était l’amie de la Révolution! Elle est l’amie du chiffonnier. Elle nous aide quand tout le reste nous abandonne.

Elle avait à peine dit ces paroles qu’on entendit une sorte de craquement dans toute la cabane et quelque chose fut tiré sans à-coups sur le toit.

De nouveau, je pouvais comprendre à demi-mot. Je connaissais la leçon de la lanterne:

– Que l’un de vous monte sur le toit, avec un nœud, et qu’il s’éloigne quand il sortira, si nous échouons à l’intérieur.

Comme je regardais par l’ouverture, je vis le nœud de la corde se profiler en noir contre le ciel coloré. Maintenant, j’étais piégé!

Pierre ne fut pas long à trouver la lanterne. Je gardai les yeux fixés dans l’obscurité sur la vieille femme. Pierre craqua une allumette, et je vis la vieille femme prendre à terre, à côté d’elle, où il était mystérieusement apparu – il était caché dans les plis de sa jupe -, un long couteau affûté. Il ressemblait à un fer à aiguiser de boucher dont la pointe aurait été effilée.

La lanterne était allumée.

– Apporte-la ici, dit-elle. Place-la devant la porte où l’on peut la voir. Regardez comme elle est belle! Elle retient l’obscurité. C’est tout à fait ce qu’il faut!

Tout à fait ce qu’il fallait pour elle et ses desseins. La lanterne jetait toute sa lumière sur mon visage, laissant à l’ombre les visages de Pierre et de la femme, tous deux étant assez loin de chaque côté.

Je sentis que le moment d’agir approchait, mais je savais maintenant que le premier signe et le premier mouvement viendraient de la femme. Aussi je la regardai.

Je n’étais pas du tout armé, mais j’avais décidé de ce qu’il fallait faire. Au premier mouvement, je saisirais la hache de boucher dans le coin à droite et me ménagerais une sortie. Au moins, je mourrais bravement. Je jetai un bref regard pour déterminer la place exacte de l’arme afin de réussir à m’en saisir du premier coup, en ce moment ou jamais le temps et la précision étaient précieux.

Bon Dieu, elle avait disparu! Toute l’horreur de la situation rejaillit sur moi. Mais la pensée la plus amère de toutes était que, si le résultat de cette situation terrible allait se retourner contre moi, Alice allait infailliblement souffrir. Ou bien elle me croirait infidèle – et tout amant, ou toute personne qui a jamais été dans cette situation, peut imaginer l’amertume de cette pensée -, ou bien elle continuerait de m’aimer longtemps après que moi j’aurais été perdu pour elle et le monde, de façon que sa vie serait brisée et emplie d’amertume, et réduite en morceaux par la déception et le désespoir. L’ampleur même de ma douleur me fortifia et me permit de nouveau de supporter le regard épouvantable de ces comploteurs qui me dévisageaient.

Je pense que je ne me trahis point. La vieille femme me regardait comme un chat regarde une souris: elle avait la main droite cachée dans les plis de sa jupe, serrant, je le savais, son long couteau si sinistre d’aspect. Si elle avait vu une quelconque crainte apparaître sur mon visage, elle aurait, je le sentais, compris que le moment était venu et m’aurait sauté dessus, comme une tigresse, certaine de me surprendre sans défense.

Je regardai dehors dans la nuit, et là je vis une nouvelle cause de danger. Devant et autour de la cabane se profilaient, à faible distance, des ombres noires; elles étaient certes immobiles, mais je savais qu’elles étaient toutes en alerte et sur leurs gardes. Il y avait peu de chances pour moi, maintenant, de m’échapper dans cette direction.

De nouveau, je jetai un regard circulaire dans la cabane. Dans les moments de forte émotion, et de grand danger qui provoque l’émotion, l’esprit fonctionne très rapidement, et l’acuité des facultés dépendant de l’esprit augmente en proportion. C’est ce qui se passa à ce moment. En un instant je compris toute la situation. Je me rendis compte que la petite hache avait été sortie par un trou fait dans l’une des planches pourries, et à quel point celle-ci l’était pour qu’une telle chose puisse être faite sans le moindre bruit.

La cabane était un piège à tuer en règle, et était gardée de tous côtés. Un homme, un garrot à la main, était allongé sur le toit, prêt à me prendre dans son nœud coulant si j’arrivais à échapper au couteau de la vieille sorcière. Devant moi, le chemin était gardé par je ne savais combien de sentinelles. Et derrière la cabane attendaient une rangée d’hommes désespérés. J’avais de nouveau vu leurs yeux à travers l’interstice des planches au niveau du sol quand j’avais jeté un dernier regard, tandis qu’ils étaient couchés en attendant le signal pour sauter sur leurs pieds. Si jamais je devais faire quelque chose, c’était le moment!

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