David frémit. « Enfin, on ne peut pas laisser faire ça.
— Mais ce sont des gouvernements nationaux souverains, objecta Emerson. Un petit État du Tiers Monde comme la Grenade peut tirer son épingle du jeu avec ces nouvelles technologies. Ils peuvent fort bien espérer devenir un centre d’innovation, tout comme les îles Caïman et Panama sont devenus des places financières. Les règlements sont un fardeau et les multinationales ont toujours eu la tentation de s’en affranchir. Qu’adviendra-t-il de Rizome si nos concurrents s’en vont au large échapper à la réglementation ? »
Elle leur laissa le temps de ruminer la question. « Et il y a des problèmes plus profonds encore qui affectent toute la structure du monde moderne. Qu’adviendra-t-il quand les industries de demain seront défrichées par des criminels ? Nous vivons sur une planète surpeuplée et nous avons besoin de garde-fous, de contrôles étroits. Sinon, la corruption s’infiltre comme une eau trouble.
— Dur programme, observa David, réfléchissant au problème. En fait, ça paraît sans espoir.
— Ce fut pareil pour l’Abolition, fit remarquer Emerson. Pourtant, les arsenaux ont disparu. » Elle sourit. Toujours la même rengaine, songea Laura. L’ancienne génération du baby-boom la serinait depuis des années. Peut-être pensaient-ils qu’elle pouvait contribuer à expliquer pourquoi ils continuaient à tout diriger. « Seulement, l’histoire ne s’arrête jamais. La société moderne est confrontée à une nouvelle crise centrale. Allons-nous maîtriser la voie du développement vers des objectifs sensés, humains ? Ou bien va-t-on assister à l’anarchie du laisser-faire ? »
Emerson sauça son reste de chile relleno . « Tels sont les vrais enjeux. Si nous voulons à l’avenir vivre dans un monde reconnaissable, il nous faudra nous battre pour préserver ce privilège. Nous autres, à Rizome, nous avons notre rôle à jouer. C’est ce que nous sommes en train de faire. Ici et maintenant.
— Vous êtes fort convaincante, observa David. Mais j’imagine que les pirates voient les choses d’un autre œil.
— Oh ! nous entendrons leur son de cloche bien assez tôt ! » Elle sourit. « Il se peut toutefois qu’ils nous réservent quelques surprises. Les paradis sont utilisés par des multinationales à l’ancienne mode. Mais une démocratie économique, c’est une autre paire de manches. Nous devons les laisser découvrir ça tout seuls. Même si cela représente un certain risque pour nous. »
David fronça les sourcils. « Vous ne croyez pas sérieusement qu’ils tenteront quelque chose ?
— Non, je ne pense pas. Dans le cas contraire, nous appellerons simplement la police locale. Ce serait un scandale pour nous – il s’agit après tout d’une rencontre confidentielle – mais le scandale, je crois, serait pire pour eux. » Elle croisa soigneusement fourchette et couteau dans son assiette. « Nous sommes conscients de l’existence d’un risque minime. Mais Rizome n’a pas de milice privée. Pas de types à lunettes noires avec une mallette pleine de billets et de pistolets. C’est démodé. » Un éclair illumina brièvement ses yeux. « Ce luxe de l’innocence, nous devons toutefois en payer le prix. Parce que nous n’avons personne pour prendre les risques à notre place. Nous devons répartir le danger entre nous, entre tous les associés de Rizome. À présent, c’est votre tour. Vous le comprenez. N’est-ce pas ? »
Laura y réfléchit, tranquillement. « C’est notre numéro qui est sorti, dit-elle enfin.
— Absolument.
— Un truc tout bête, quoi », dit David. Et c’était exactement ça.
Les négociateurs auraient dû débarquer à la Loge tous en même temps, sur un pied d’égalité. Mais ils n’eurent pas ce minimum de bon sens. Au lieu de cela, ils avaient choisi de tergiverser en tentant de se doubler mutuellement.
Les Européens étaient arrivés en avance – c’était leur manière de montrer aux autres qu’ils étaient proches des arbitres de Rizome et partaient en position de force. Mais ils ne tardèrent pas à se lasser, se révélant pleins de hargne et de suspicion.
Emerson tentait encore de les apaiser quand débarqua le contingent de Singapour. Ils étaient également trois : un antique Chinois répondant au nom de M. Shaw et ses deux compatriotes malais. M. Shaw portait lunettes, il avait une calvitie naissante, un costume trop grand et il parlait fort peu. Les deux Malais portaient des chapeaux songkak noirs, pointus devant et derrière avec, cousu dessus, l’emblème de leur groupe, la Banque islamique Yung Soo Chim. Les Malais étaient des hommes dans la force de l’âge, très sobres, très dignes. En tout cas, pas du tout l’air de banquiers. Mais de soldats. Ils marchaient bien droits, les épaules raides, et leurs yeux bougeaient sans arrêt.
Les accompagnaient des montagnes de bagages, y compris leurs téléphones personnels et une armoire frigorifique bourrée de barquettes scellées de nourriture.
Emerson fit les présentations. Karageorgiu fulminait, l’œil brillant ; Sham resta de marbre. Leurs escortes respectives semblaient prêtes à en venir aux mains. Emerson conduisit les Singapouriens à la salle de conférences du premier, d’où ils purent se connecter et prévenir leur siège qu’ils étaient arrivés en une seule pièce.
Personne n’avait vu les Grenadins depuis la veille, à l’aéroport. Ils n’avaient pas appelé non plus, malgré leurs vagues promesses. Le temps passait. Les autres y voyaient une insulte délibérée et maugréaient derrière leurs verres. Enfin, ils se séparèrent pour le dîner. Les Singapouriens mangèrent leur propre nourriture, dans leurs chambres. Les Européens se plaignirent avec vigueur de la cuisine tex-mex, la qualifiant de barbare. Mme Delrosario, qui s’était surpassée, était au bord des larmes.
Finalement, les Grenadins se montrèrent après le crépuscule. Tout comme Mme Emerson, Laura commençait sérieusement à s’inquiéter. Elle les accueillit dans le hall d’entrée. « Je suis si contente de vous voir. Vous avez eu des problèmes ?
— Non », dit Winston Stubbs, révélant sa denture dans un sourire radieux. « Moi-et-moi, on était en ville, voyez. En haut d’l’île. » Le vieux rasta avait planté un chapeau souvenir de cow-boy sur ses nattes grises qui lui arrivaient aux épaules. Il était en sandales et portait une chemise hawaïenne aux couleurs explosives.
Son compagnon, Sticky Thompson, avait une coupe de cheveux moderne. Il avait opté pour le pantalon, la chemise à manches longues et le gilet strict, comme un associé de Rizome. Ça ne lui allait toutefois pas si bien que ça ; Sticky avait l’air presque agressivement conventionnel. Carlotta, la militante de l’Église, portait un boléro de plage écarlate, une jupe courte, et elle était lourdement fardée. Un calice flamboyant était tatoué sur son épaule nue couverte de taches de rousseur.
Laura présenta son mari et le personnel de la Loge aux Grenadins. David gratifia le vieux pirate de son plus beau sourire d’hôte : amical et tolérant, on est tous potes à Rizome. En en rajoutant peut-être un peu, parce que Winston Smith offrait l’image classique du pirate. L’air canaille. « Comment va ? dit David. S’père que vous apprécierez tous votre séjour en notre compagnie. »
Le vieux parut sceptique. David laissa tomber l’accent traînant. « Cool, mec ! hasarda-t-il.
— Cool, mec, répéta Winston Stubbs, songeur. Plus entendu ça depuis quarante ans. Vous aimez bien ces vieux albums de reggae, monsieur Webster ? »
David sourit. « Mes parents les passaient toujours quand j’étais gosse.
— Oh ! vu ! ça s’rait pas le Dr Martin Webster et Grace Webster de Galveston ?
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