– Faire confiance à la Manta et aux durs enseignements de la Navy.
Travis était de nouveau à la barre et il enclencha une grosse manette à sa droite. Hugo entendit un vague bourdonnement dans son dos, et ressentit une légère vibration sous ses pieds.
Travis réussit à stabiliser le voilier contre le flanc du yacht qui dérivait. Hugo attrapa un barreau de l'échelle et se hissa, la Steyr-Aug en bandoulière. Il détestait cette impression d'être suspendu à quelques mètres au-dessus des flots déchaînés, par cette nuit d'encre. Heureusement que ses quatre mois de «tourisme» dans les Balkans lui avaient redonné une assez brillante forme physique, se disait-il pour se donner du courage, s'efforçant de ne surtout pas regarder vers le bas.
Il savait à peu près quoi faire arrivé en haut. Déjà attendre l'Anglais, sur un côté de l'échelle, la tête rasant la rambarde. Ensuite, lui avait dit Travis, on arrosera le pont. Vous avec votre jouet, d'une seule main, et moi avec ça. Il avait engagé une balle dans le canon de son 45. Ensuite on roule par-dessus bord chacun d'un côté et votre amie, elle nous suit pour nous couvrir.
C'était cohérent au moins, s'était dit Hugo avant d'acquiescer et de se propulser sur l'échelle. Travis vint se glisser à ses côtés, avec un filin muni d'un système métallique à son extrémité… Hugo se maintenait difficilement à l'échelle et l'idée de devoir épauler d'une seule main la Steyr-Aug ne l'enchantait pas du tout. Il empoigna l'automatique dans son harnais, sous son gilet de sauvetage, et montra l'engin à Travis.
– J'préfère me servir de ça, dans un premier temps, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. Travis lui fit un clin d'œil affirmatif.
– O.K… À trois, on y va…
– O.K., émit faiblement Hugo…
Non mais qu'est-ce qu'il foutait ici, au milieu de cette mer déchaînée, à la poursuite d'une putain de sirène rouge? eut-il le temps de se dire avant que les lèvres de Travis n'émettent un «Three, let's go!» fatidique, dans un ralenti tout à fait étrange, mais qui le propulsa dans un film-éclair.
Ils se hissèrent simultanément et Hugo vit son bras se détendre au ras du pont, sous la rambarde. Au bout de son poing l'univers se dévoila, sombre et menaçant. Un corps allongé en travers, à deux mètres. L'arrière de la cabine avec une porte entrouverte. L'habitacle de la salle de commandes, troué par ses rafales, les deux coursives latérales désertes. Son doigt appuyait déjà sur la détente. Plombant la cabine. Il se rua par-dessus le bastingage avec une bonne seconde de retard sur Travis. Bon sang, pensait-il en roulant sur le pont, pas mal l'enseignement de la Navy, en effet.
Travis enroulait à toute vitesse son filin à la bite d'amarrage lorsqu'on tira depuis l’avant du bateau. Des deux côtés. Hugo vida son chargeur en direction des flammes. Il entendit des voix et des plaintes en espagnol. Travis ouvrit le feu à son tour et ils se ruèrent vers la porte de la cabine d'un même élan, mus par une force invisible qui les synchronisait.
Travis retira le fusil à pompe de son épaule et Hugo l'imita, rangeant le Ruger avant d'empoigner le pistolet-mitrailleur.
O.K., pas mal, on est vivants, pensait Hugo en s'aplatissant contre le chambranle de la porte. Il vit Anita prendre difficilement position sur le pont, et il comprit que tout devait s'enchaîner à toute vitesse, maintenant. La protéger. Il se mit en position de tir, épaulant en direction de l'autre bout du navire. Il vit la proue se découper dans la luminescence verdâtre.
Nom d'un chien, au même instant une silhouette se découpait brutalement et faisait feu. Il entendit nettement les insectes mortels buzzer au-dessus de sa tête. Des lueurs vives rayèrent l'écran vert. Il arrosa avec rage et entendit un hurlement, suivi par le bruit d'une chute. Son percuteur cliqueta, à vide. Il reprit l'automatique et plaça la mitraillette contre son dos. À sa droite, Travis et Anita répondaient à un autre tireur, qui cessa le feu au bout d'un moment, lui aussi.
Le riot-gun de Travis était fumant.
La pluie avait presque cessé. Les éléments se calmaient imperceptiblement, comme une longue séquence de musique répétitive, aux changements impalpables, mais dont on prenait conscience par à-coups.
Il se demanda aussi combien ils étaient encore à les attendre dans l'obscurité? Où était cette putain d'Eva Kristensen… Et où était Alice, nom de dieu?
Ils retenaient leur respiration, plaqués de part et d'autre de la porte, les oreilles aux aguets.
Il y avait une sorte de vibration dans l'air.
Ils finirent par se regarder tous trois, stupéfaits. Ils entendaient des voix leur parvenir. De nulle part, de très loin, délitées par le vent, freinées par les parois du bateau. Oui, comprenaient-ils, on parlait à l'intérieur du navire, là, derrière cette porte.
Hugo regarda Travis et mit la main sur la poignée, qu'il tira vers lui, d'un centimètre, en silence. Il n'y avait pas de doute, on parlait dans les entrailles du bateau. Et il allait donc falloir descendre.
C'est à ce moment-là que le navire prit brusquement du gîte, vers l'avant et bâbord, et qu'ils faillirent rouler tous trois sur le pont. Ils se rattrapaient par miracle les uns aux autres, lorsqu'ils entendirent un hurlement à l'intérieur, là, toujours derrière cette porte..
«Aliiiice!» hurla-t-on avant qu'une violente explosion ne déchire les entrailles du navire.
*
– Donne-moi cette grenade, Alice, avait dit sa mère. Je ne te le demanderai pas deux fois.
Alice avait contemplé, fascinée et terrorisée, le canon du fusil qui se collait à son front, alors que deux yeux étincelants luisaient dans la pénombre, avec une intensité diabolique.
Alice tenait la grenade dans ses deux mains, tendues en avant. Elle n'avait pas eu le temps de la dégoupiller, sa mère était déjà sur elle.
Dans le salon il y avait dix centimètres d'eau et ses pieds étaient gelés. Étrangement cette information n’arrivait pas tout à fait à prendre corps en elle. Comme si son corps, justement, n'était qu'une vague structure vivante, mais lointaine.
– Maman, émit-elle doucement, pose ce fusil, je t'en prie.
– Donne-moi cette grenade. petite sotte, avait jeté sa mère, plus durement…
Là-haut, sur le pont, ça pétaradait comme dans une rue en fête et l'attention d'Alice fut momentanément attirée par la fusillade. Elle ne vit qu'un mouvement incroyablement vif. D'une main sa mère continuait de tenir le fusil, solidement bloqué sous l'aisselle. De l'autre elle venait de lui arracher la grenade, sans qu'elle ait eu le temps de réagir.
Le petit fruit de métal noir se retrouva enserré entre les griffes rouges de sa mère.
– Ma petite chérie, susurra sa mère en reposant son fusil sur la table et en brandissant l'objet devant elle… Je vois que tu as quelques dispositions néanmoins… Rien ne me fait plus plaisir…
Les traits de sa mère semblaient transfigurés, comme proches d'une extase mystique. Elle maintenait la grenade au-dessus de son visage, comme une offrande à un dieu particulièrement dangereux.
– Je n'arrive même pas à t'en vouloir, Alice, c'est étrange… C'est vrai que tout n'est pas de ta faute… Je ne me suis pas assez occupée de toi… J'ai laissé toute cette éducation humaniste et égalitariste pervertir ton esprit…
Alice ne voyait sa mère que comme une silhouette déformée par le rideau de larmes qui recouvrait ses yeux.
– Maman… Te t'en supplie, qu'est-ce que tu fais?
Sa mère lui jeta un regard fou.
– J'admire la clé de notre libération, ma petite chérie.
Elle dégoupilla la grenade, d'un geste terriblement sûr. Ses doigts blanchissaient sous la pression qu'ils exerçaient.
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