Il puisa au fond de lui les ressources nécessaires pour continuer. Il détestait au plus haut point ce qu'il allait faire.
– Tu as remarqué comme moi que tes petits copains n'ont pas pris la peine de t'attendre… je vais passer un marché avec toi.
L'homme baissa la tête vers sa blessure et releva la tête. Un rictus distendait sa bouche. La douleur commençait sans doute à devenir insupportable.
Hugo ferma les yeux un instant. Prit une profonde inspiration. Il fallait juste ne pas penser et assurer le coup, nom de dieu.
– Ça va être redoutablement simple. En fait on peut prévenir les flics. On a une radio dans le bateau… Pour ça j'ai juste besoin que tu nous dises où se sont barrés les autres, dans la bagnole.
Le vent amena un nuage de fumée autour d'eux.
– Dans l'autre cas on te laissera pourrir sur ce bout de plage. D'après mon expérience, si t'es un peu robuste, tu peux en avoir pour toute la nuit.
Ça voulait dire une éternité, ça…
L'homme poussa un long soupir qui se termina dans une quinte de toux, chargée de sang.
– Je… J'sais pas exactement… Seul le chef savait…
– Rien qu'une indication, peut-être?
L'homme fut pris d'une nouvelle quinte de toux.
Des postillons rougeâtres giclèrent sur sa chemise et le sable.
– Je… Oui, vers le sud… Sur une plage, j'crois bien.
Hugo se tourna vers Anita.
– On a beach, lui traduisit-il bizarrement en anglais. South.
Il vit Anita tressaillir.
– Une plage? lui répondit-elle en néerlandais, bon sang, ça veut dire un bateau, ça…
Hugo lui transmit un faible sourire.
– C'est mon avis aussi.
Il fit de nouveau face à l'homme.
– Vous deviez transborder Alice sur un bateau, c'est ça?
L'homme s'étrangla. Du sang perla à ses lèvres.
– Vous deviez transborder Alice sur un bateau?
Ne pas faillir. Juste continuer.
– J'sais pas j'vous dis… Une plage c'est tout ce que j'sais… vers le sud.
Une violente quinte de toux le fit se plier de douleur.
Hugo regarda l'homme en essayant d'anéantir l'élan de compassion qui le menaçait de l'intériêur. C'était con, vraiment, mais il fallait faire le choix. Entre ce type et Alice.
Il attrapa Anita par le bras et se tourna vers Travis…
Celui-ci semblait à peine sortir de son état d'hébétude. Ses yeux étaient pleins d'une détermination glacée lorsque Hugo plongea son regard dans le sien.
– Bien, tout ce qu'il vous reste à faire, monsieur Travis, c'est nous apprendre sur le tas à manier votre petit chef-d'œuvre.
Il s'efforça de ne jeter aucun regard en arrière lorsqu'ils foncèrent vers l'entrée du hangar.
Ce qui importe, ce n'est même pas d'être le plus fort, mais le survivant.
BERTOLT BRECHT, Dans la jungle des villes.
La nuit était d'un noir d'encre et les embruns fouettaient leurs visages. L'eau de mer balayait le pont, les trempant jusqu'aux os. Des nuages sans cesse plus nombreux couraient sur le ciel, occultant les étoiles. Un vent froid soufflait maintenant, venant du sud-ouest et là-bas, à l'horizon, il y avait comme un mur sombre, dense et menaçant. Des éclairs blanc-bleu traversaient parfois cette nuée encore lointaine, mais dont la présence se rapprochait implacablement.
Les vagues étaient devenues de puissantes ondulations liquides, écumantes de rage.
La Manta tranchait les flots, pilotée par Travis qui courait d'un bout à l'autre de l'embarcation, en leur hurlant des ordres qu'ils ne comprenaient pas toujours du premier coup. Il demandait à Hugo de s'actionner sur un winch, puis sur un autre et Anita, dont la blessure ne permettait pas d'efforts trop prononcés, le remplaçait par moments à la barre. Le reste du temps elle communiquait par radio avec les gardes-côtes et la police de Faro.
– Il y a un orage terrible sur Faro et Sagrès, leur cri a-t-elle en remontant sur le pont. Une grosse tempête. Les hélicos ne pourront pas sortir et les navires vont être à la peine. Même l'aéroport est fermé…
Hugo la regarda en essayant d'intégrer l'information. Travis venait de lui hurler de drisser quelque chose qu'il n'avait pas compris et il se tenait à la rambarde sans trop savoir quoi faire.
– Reprenez la barre. Maintenez le cap plein sud, hurla l'Anglais à Hugo avant de se précipiter sur une voile.
Il fallut plusieurs minutes à Travis pour amener les voiles puis faire basculer le grand mât en avant.
Si l'on voulait avoir une chance de rattraper Alice, il faudrait faire donner toute leur puissance aux turbines, avait crié l'Anglais dès la mise à l'eau.
La Manta fonçait maintenant, frappant les vagues dans un battement implacable. Sur leur gauche, au loin, les petites falaises et les dunes dessinaient une barre grise.
Soudainement la pluie se mit à tomber, à grosses gouttes, quoiqu'il ne puisse vraiment la discerner des embruns et des éclaboussures qui attaquaient le bateau.
Au-dessus de lui, le ciel n'était plus qu'une coupole noire, qu'il aurait pu toucher en levant la main.
Un éclair raya l'horizon.
Travis replongeait déjà derrière la barre. Hugo ne vit pas le canot tout de suite. C'est Anita, remontée sur le pont, s'accrochant elle aussi au bastingage, qui tendit le doigt vers la nuée sombre.
– Regardez! lui cria-t-elle au-dessus du vacarme.
Il plissa les yeux et les abrita du mieux qu'il put derrière sa main. L'Océan semblait recouvert d'un gaz gris-bleu, là-bas, vers le sud-ouest et, entre deux vagues, il crut bien apercevoir quelque chose qui fonçait vers le large. Une tache blanche et fantomatique qui voulait disparaître dans l'orage. À force de patience et de concentration, il réussit à discerner un hors-bord, avançant dans une gerbe d'écume, contre le vent et les vagues.
Il allait hurler quelque chose à Travis lorsqu'il vit celui-ci tourner la barre vers tribord, à toute vitesse.
Le bateau gîta dangereusement et Travis lui tendit une énorme paire de jumelles ultra-modernes en hurlant:
– Ne les perdez pas de vue, c'est sûrement eux…
Il s'agissait de lunettes à vision nocturne de la Royal Navy et le spectacle de l'Océan et de l'orage scintilla en vert devant ses yeux. Il pointa assez vite le hors-bord et réussit à le suivre entre les vagues.
Il aperçut plusieurs silhouettes blotties au fond du petit bateau. Les cheveux de l'une d'entre elles flottaient au vent. Une silhouette menue, au milieu d'un groupe d'hommes visiblement armés.
– Ce sont bien eux, hurla-t-il. Foncez… Foncez!
Il tendit les jumelles à Anita.
Il attrapa son sac de sport, aux pieds de Travis, et l'image du fusil à pompe en amena une autre, dans son esprit. Celle du corps de Pinto, à l'entrée du hangar, baignant dans son sang, lorsqu'ils l'avaient découvert. Le fusil gisait à côté de lui.
Travis avait alors juste dit: «Il a même pas eu le temps de s'en servir…»
Hugo extirpa la mitraillette et vérifia que les deux chargeurs pleins, attachés tête-bêche au Chatterton, tenaient solidement. Il arma l'engin et le plaça en position de tir. Il réussit à stabiliser son viseur sur le hors-bord mais, évidemment, il étaIt hors de question d'effectuer le moindre tir à cette distance.
– Rattrapez ce bateau, Travis, putain…, siffla t-il entre ses dents.
C'est à ce moment qu'un autre navire surgit de l'obscurité.
À quelques centaines de mètres du hors-bord il vit une haute structure se dessiner au-dessus des flots. Un beau yacht moderne qui surgissait de l'orage, de profil, la proue dirigée vers le sud. En pointant le navire avec le viseur il discerna quelques silhouettes à la poupe. Il vit également un long câble noir qui plongeait dans les vagues. Ils avaient jeté l'ancre.
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