XVI
Pas cela ! Je ne pus détacher mon regard incertain
De la face rougie de Cuthbert, sous les boucles d’or
Cher compagnon, qui jadis fâché dans un ultime effort,
Glissa, je le sentis, son beau bras sous le mien
Car ainsi il était, tout sourire, même quand périt le Bien
Et avec lui mon cœur à peine éveillé, dans le souffle du cor.
XVII
Et donc, l’âme de l’honneur — le voici debout là, si beau
Aussi franc que dix ans plus tôt, alors jeune chevalier,
Qu’un homme loyal vînt le défier (dit-il) il saurait l’affronter
Dans les bonnes règles — mais voilà que glisse la scène — pouah !
Quel bourreau
A cloué sur son sein un vil parchemin ? Et ses propres compagnons de fourreau
De le lire. Pauvre traître, jouet des crachats et des quolibets !
XVIII
Plutôt ce présent qu’un passé qui s’offre tel :
Me voilà de retour sur ma route assombrie !
Aucun son, nulle vision aussi loin que l’œil s’enquît,
Un hibou ou une chauve-souris, la nuit m’enverra-t-elle ?
Implorais-je ; quand soudain sur la terre plane
et lugubre une image nouvelle
Arrêta mes pensées et le cours j’en perdis.
XIX
En travers de ma route, soudain, une rivière,
Tel le serpent surgit par surprise
Mais point de marée paresseuse et douce, dans les ténèbres grises.
Celle-là écumait et eût pu satisfaire
Le démon venu y baigner son sabot rougeoyant — à voir l’ardente colère,
De ses remous noirs éclaboussés d’écaillures et de mousse, où l’on s’enlise.
XX
Si insignifiante, et pourtant si venimeuse, sur ses berges austères
De bas aulnes rabougris venaient s’agenouiller
près de l’eau agitée
Et saules détrempés les jetant tête baissée
En un mouvement de muet désespoir, foule suicidaire :
Et le courant qui les torturait ainsi,
nullement ému par leur calvaire
Suivait sa route, pas un instant perturbé.
XXI
Et tandis que je passais à gué — par tous les saints,
comme je craignais
De poser pied sur la joue de quelque cadavre ou moribond
À chaque pas, ou de sentir la lance de laquelle je sondais les fonds
Prévenant les écueils, prisonnier de sa chevelure
ou de sa barbe serrée
Un rat d’eau sans doute, que de mon bâton je réveillai
Mais Dieu ! Combien son cri rappelait le hurlement d’un nourrisson.
XXII
Et je fus trop heureux de gagner la berge opposée
Le pays paraissait plus clément. Vain présage !
Qui étaient les combattants, quelle guerre menaient-ils, quel en était le visage
Quel piétinement sauvage était venu écraser le sol détrempé
En un frais clapotis ? Crapauds en leur cuve empoisonnée
Ou chats sauvages dans leur rougeoyante cage —
XXIII
Ainsi paraissaient les traces d’un antique combat
en ce décor sauvage
Qui les confinait là, quand toute la plaine s’offrait à eux ?
Nulle trace de pas ne menait à ce miaulement vénéneux
Aucune ne s’en éloignait. Immonde saumure à l’ouvrage
Leur cerveau, nul doute, comme le Turc son galérien, qu’il a fait esclave
Appelle son divertissement, Chrétiens contre Juifs, en un combat odieux.
XXIV
Et plus que cela — à un furlong — si près, juste là, vraiment !
À quel funeste usage ce moteur, cette roue étaient-ils réservés ?
Ou plutôt ce frein — cette herse faite pour tourner,
Pour rouler et filer les cadavres comme la soie,
avec l’air insouciant
De l’outil du Tophet, laissé sur terre comme par égarement
Ou pour affûter ces dents rouillées d’acier.
XXV
Puis apparut une lande piétinée, jadis un bois étrange,
Puis marécage semblait-il, et enfin simple terre désolée
Et stérile (l’idiot y trouvera raison de se gausser
À créer une chose, puis à la gâter,
jusqu’à ce que d’humeur il change
Et le voilà reparti !) ; en un quart d’arpent, sombre mélange
De marais, d’argile et de décombres,
et de désolation amère et dépeuplée.
XXVI
D’impudentes taches, d’un gris sinistre colorées
Des aplats où le sol ras, maigre pitance
Laissait place à la mousse, pareille à des furoncles,
abjectes substances
Puis surgit un chêne paralysé, en son sein
une profonde fissure creusée
Telle une bouche distordue, fendue, déchirée
Suffoquant, aspirant la mort, et mourant dans une ultime transe.
XXVII
Et toujours aussi loin de la fin !
Rien d’autre à l’horizon que le crépuscule,
rien qui vienne l’œil rassurer
Ou le pas guider ! À cette pensée,
Je vis un grand corbeau, ami de cœur d’Apollyon,
l’ange de l’abîme sans fin
Passer au-dessus de moi, son aile vaste de dragon
dans son vol hautain
M’effleura le chef — peut-être cherchais-je à me faire inviter.
XXVIII
Car levant les yeux, malgré moi, je pus voir, je le pus !
En dépit des ténèbres, que la plaine avait cédé la place
Alentour aux montagnes — les appeler ainsi est trop de grâce
Ces hauteurs bien laides, vagues bosses vite dérobées à ma vue.
Pourtant combien elles m’avaient surpris — allez résoudre ce mystère ardu !
Comment m’en échapper, pas d’indice, comment faire face ?
XXIX
Pourtant je crus reconnaître quelque ruse à demi
Quelque malice déjà survenue, Dieu seul savait quand
— En cauchemar peut-être. Cette malice prit fin,
et tout en la voyant
S’éloigner, je poursuivis ma route, mais bien près
de céder au renoncement et à l’oubli
Je fus une fois encore éveillé de cet insidieux ennui
Comme lorsque au bruit d’une trappe qui claque — vous vous savez piégé, non plus dehors, mais dedans.
XXX
Tout m’assaillit à la fois en un embrasement mémorable
C’était bien là ce lieu ! Ces deux collines sur la droite couchées,
Accroupies tels deux taureaux, cornes soudées
en leur joute acharnée
Tandis qu’à gauche une haute montagne rasée…
je me trouvai pitoyable
Cancre, abasourdi, pétrifié par l’instant inestimable
Après toute une vie passée à esquisser cette vision, dans mon œil entraîné !
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