Robert Silverberg - Prestimion le Coronal

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 Vainqueur de la guerre des Sorciers, Prestimion, qui a manqué d’y perdre la vie, a payé chèrement le titre de Coronal. La fine fleur de Majipoor a été décimée, le monde ravagé, et la belle Thismet, la grande passion de Prestimion, est morte dans les combats.
Prestimion a décidé de rendre la paix à la planète géante et d’effacer de toutes les mémoires, avec l’aide de deux mages, le souvenir du conflit atroce et de tous ceux qui ont péri. Seuls deux de ses compagnons d’armes et lui-même en garderont la trace indélébile dans leurs souvenirs.
Mais comment Prestimion pourrait-il exulter de joie durant la cérémonie de son couronnement alors que ce secret lui pèse ? Et comment pourrait-il prendre femme comme le doit un Coronal alors qu’il demeure obsédé par l’image de Thismet ?
Pire, le charme d’oubli a creusé dans les esprits un vide insidieux que vient souvent remplir la folie. La sédition gronde. La violence menace à nouveau de ravager Majipoor.
Prestimion saura-t-il guérir les peuples dont il a la charge, et se sauver lui-même en retrouvant l’amour ?

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Non sans étonnement, il découvrit qu’il s’était délivré au cours de cette longue et éprouvante cérémonie de l’étrange lourdeur qui pesait sur son âme plus tôt dans la soirée. L’abattement, l’amère tristesse s’étaient envolés, sans qu’il en ait eu conscience. Malgré la fatigue qu’il éprouvait à la fin des festivités, il avait retrouvé la joie de vivre. Plus que la joie de vivre : dans le courant de la soirée il avait eu pour la première fois le sentiment d’être devenu roi.

Un fait de la plus haute importance avait été établi ce soir : son nom figurait enfin sur la longue liste des Coronals de Majipoor, après toutes les épreuves qu’il lui avait fallu surmonter pour accéder au trône.

Coronal de Majipoor ! Souverain de la plus merveilleuse planète de l’univers !

Et il savait qu’il serait un bon Coronal, un monarque éclairé qui saurait s’attirer l’amour et les louanges du peuple. Il accomplirait de grandes choses et, la fin de son règne venue, il aurait fait de Majipoor un monde meilleur. Tel était son destin.

Oui. Oui. Tout allait pour le mieux en ce jour glorieux, malgré l’accès de tristesse qui, quelques heures plus tôt, avait jeté une ombre sur l’éclat de cette gloire.

Ce changement d’humeur n’avait pas échappé à Septach Melayn. Mettant à profit une pause dans le déroulement des festivités, il s’approcha de Prestimion.

— Cet accablement que tu évoquais tout à l’heure dans la Salle Hendighail semble t’avoir quitté, fit-il avec un regard plein de chaleur.

— Nous n’avons pas eu de conversation aujourd’hui dans la Salle Hendighail, Septach Melayn, répliqua immédiatement Prestimion.

Il y avait quelque chose de nouveau dans le ton de sa voix, une force, voire une dureté qui ne s’y était jamais trouvée. En s’entendant parler, Prestimion en fut lui-même surpris. Septach Melayn le perçut aussi ; les commissures de sa bouche frémirent, il retint son souffle et écarquilla fugitivement les yeux. Puis il inclina respectueusement la tête.

— En effet, monseigneur, nous n’avons pas parlé dans la Salle Hendighail.

Il fit le symbole de la constellation et regagna sa place.

Prestimion indiqua du regard sa coupe de vin pour qu’on la remplisse.

C’est donc cela être roi, songea-t-il. S’adresser avec froideur à ses amis les plus proches, quand les circonstances l’exigent. Un roi a-t-il même des amis ? se demanda-t-il. Il aurait la réponse à cette question dans les semaines à venir.

Le banquet atteignait son apothéose. Tout le monde était debout, les mains levées pour former le symbole de la constellation.

— Prestimion ! Lord Prestimion ! Vive lord Prestimion ! Longue vie à lord Prestimion !

Et ce fut terminé. L’heure était venue pour les convives de se scinder en petits groupes formés selon le rang et les affinités ou l’amitié. Enfin, à l’approche des premières lueurs du jour, il fut loisible au Coronal de Majipoor nouvellement intronisé d’aller prendre du repos, d’annoncer discrètement la fin des festivités et de se retirer dans le calme de ses nouveaux appartements et dans l’intimité de sa chambre.

Dans la solitude de ses appartements. Dans la solitude de sa chambre.

En titubant vers son lit, complètement épuisé, ses pensées allaient à Thismet. Impossible, malgré la joie profonde qui l’emplissait, d’échapper au chagrin incessant qu’il éprouvait de l’avoir perdue. Ce soir, Thismet, je suis le roi de cette planète, mais où es-tu ? Où es-tu ?

3

Dans la grande cité de Stee, au bas des pentes du Mont, la maison de Simbilon Khayf, le banquier immensément riche, était sens dessus dessous. Une femme de chambre du troisième étage, prise d’un accès de folie, s’était jetée par une fenêtre des combles de l’hôtel particulier donnant sur la rue, se tuant non seulement elle-même, mais ôtant la vie à deux passants. Simbilon Khayf était loin au moment du drame : il se trouvait au Château, invité par le comte Fisiolo de Stee aux fêtes du couronnement de lord Prestimion. Il incomba donc à sa fille unique, Varaile, de faire face à l’affreuse tragédie et à ses conséquences.

Longue, mince, les yeux noirs, des cheveux de jais lustrés tombant en cascade sur les épaules, Varaile n’avait pas encore dix-neuf ans. Mais la mort prématurée de sa mère avait fait d’elle à un âge encore tendre la maîtresse de la grande maison ; ces responsabilités lui avaient conféré une maturité précoce. Quand les premiers bruits étranges lui parvinrent de la rue – un affreux son mat, puis un autre aussitôt après, moins distinct, suivi de cris perçants et de hurlements –, elle s’avança calmement, d’un pas décidé, vers la fenêtre de son cabinet au deuxième étage. Il ne lui fallut pas longtemps pour évaluer la situation : les corps, le sang, la foule de témoins agités qui allait en grossissant. Elle se dirigea sans perdre de temps vers l’escalier. Des domestiques accouraient, hurlant tous en même temps, gesticulant, les yeux remplis de larmes.

— Mademoiselle… Mademoiselle… c’est Klaristen ! Elle s’est jetée par la fenêtre, mademoiselle ! Du troisième étage !

Varaile hochait calmement la tête. Au fond d’elle-même, elle était bouleversée, horrifiée, elle avait le cœur au bord des lèvres. Mais elle n’osait rien laisser paraître de ce qu’elle éprouvait.

— Appelez immédiatement les gardes impériaux, ordonna-t-elle à Vorthid, le majordome. Vous, Kresshin, ajouta-t-elle en se tournant vers l’échanson, courez vite chercher le docteur Thark. Il faut que j’aille m’occuper des blessés, glissa-t-elle à Bettaril, le grand et robuste palefrenier. Trouvez un gourdin et accompagnez-moi, pour le cas où les esprits s’échaufferaient. On ne sait jamais.

Des Cinquante Cités du Mont du Château, Stee était de loin la plus grandiose et la plus prospère ; Simbilon Khayf, quant à lui, était l’un des hommes les plus considérables et les plus prospères de Stee. Ce qui rendait d’autant plus surprenant le fait qu’un tel malheur pût frapper sa maison. Bon nombre d’esprits envieux, aussi bien à Stee qu’ailleurs, qui voyaient d’un mauvais œil l’ascension phénoménale du banquier parti de rien, se réjouirent secrètement des ennuis suscités par le geste suicidaire de la femme de chambre. Car Stee, aussi ancienne qu’elle fut, était tenue par ses voisines du Mont pour une sorte de cité nouvellement enrichie et Simbilon Khayf, le roturier le plus fortuné, était lui-même assurément l’archétype du nouveau riche.

Les cinquante magnifiques cités qui occupaient les flancs escarpés du gigantesque Mont du Château, la stupéfiante montagne qui se projetait à une altitude de quarante-huit mille mètres au-dessus des plaines du continent d’Alhanroel, étaient disposées en cinq bandes distinctes situées à différentes hauteurs – les Cités des Pentes, près de la base du Mont, puis les Cités Libres, les Cités Tutélaires, les Cités Intérieures et les neuf dernières, les plus proches du sommet, connues sous le nom de Cités Hautes. Parmi les Cinquante Cités, celles dont les habitants avaient la plus haute opinion d’eux-mêmes étaient ces dernières, les Cités Hautes, qui formaient un anneau encerclant les hauteurs du Mont, presque au pied du Château.

En raison de leur proximité, ces cités étaient les plus fréquemment visitées par les membres de l’aristocratie du Château, les grands seigneurs qui descendaient des Coronals et des Pontifes du passé ou qui pourraient un jour accéder eux-mêmes à ces prestigieuses dignités. Non seulement les nobles se plaisaient à séjourner dans des cités telles que High Morpin, Sipermit ou Frangior pour profiter des plaisirs raffinés qu’elles offraient, mais il se produisait également un mouvement inverse, des Cités Hautes vers le Château : Septach Melayn était originaire de Tidias, Prestimion venait de Muldemar. En conséquence, nombre d’habitants des Cités Hautes étaient enclins à se donner de grands airs, à se considérer comme des citoyens à part, sous prétexte qu’ils vivaient dans des lieux d’où l’on regardait de haut le reste de la planète et qu’ils côtoyaient quotidiennement les grands seigneurs du Château.

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