Rien n’échappe à ma mémoire, sauf lorsque je deviens inconscient ou presque inconscient ; je me souvenais de tous les couloirs que j’avais suivis pour me rendre de ma cabine à l’écoutille, et celui-ci n’était aucun de ceux-ci. La plupart des premiers étaient meublés comme des salons de châteaux, avec des tableaux aux murs et un parquet ciré. Ici, le bois brun du pont avait cédé la place à une moquette verte évoquant de l’herbe, dotée de minuscules griffes pour accrocher la semelle des bottes.
Puis je me trouvai devant une décision bien désagréable à prendre. L’écoutille était derrière moi. Je pouvais sortir de nouveau, et passer de pont en pont, à la recherche de la partie du vaisseau d’où je venais. Ou bien suivre cette coursive et poursuivre mes investigations de l’intérieur. Cette deuxième solution présentait un immense inconvénient : à l’intérieur, je risquais de me perdre très facilement. Mais cela serait-il pire que d’errer entre les gréements, comme je l’avais fait ? Ou de se fourvoyer dans l’espace sans borne entre les soleils, comme cela avait de peu manqué m’arriver ?
J’en étais là, hésitant, lorsque j’entendis un bruit de voix. Je me souvins tout d’un coup que mon manteau était resté étroitement serré, de manière ridicule, autour de ma taille. Je le défis, et à peine avais-je terminé que ceux dont j’entendais les voix apparurent à ma vue.
Tous étaient armés, mais là s’arrêtait leur ressemblance. L’un était un homme ordinaire, comme il en traînait tous les jours sur les quais de Nessus ; un autre était d’une race comme je n’en avais jamais rencontré dans mes voyages : aussi grand qu’un exulte, il avait la peau non pas de ce brun rosâtre qu’il nous plaît d’appeler blanc, mais véritablement blanche, blanche comme de l’écume, sous une chevelure également de neige. La troisième personne était une femme, à peine plus petite que moi et exhibant les membres les plus puissants que j’aie jamais vus à quelqu’un de son sexe. Derrière ces trois-là, comme si elle était là pour les aiguillonner, se dressait une silhouette qui aurait pu être celle d’un homme massif en armure complète.
Ils seraient passés devant moi sans un mot, je crois, si je n’avais pas réagi en m’avançant au milieu de la coursive, les obligeant à s’arrêter tandis que je leur décrivais mon embarras.
« C’est déjà signalé, me répondit la silhouette en armure. Quelqu’un viendra vous chercher, ou c’est moi qui vous accompagnerai. En attendant, vous devez nous suivre.
— Où allez-vous ? » demandai-je. Mais il se tourna à ce moment-là et fit signe aux deux hommes.
« Venez », dit la femme en m’embrassant. Ce ne fut pas un long baiser, mais il me parut empreint d’une passion brutale. Elle me prit le bras d’une poigne aussi solide que celle d’un homme.
Le marin ordinaire (qui en réalité n’avait rien d’ordinaire, avec son visage assez beau à l’expression joyeuse, et ses cheveux jaunes d’homme du Sud) déclara : « Il faut venir, sans quoi ils ne sauront pas où vous chercher – s’ils cherchent vraiment. Ça ne devrait pas aller trop mal. » Il parlait par-dessus son épaule en marchant, et je le suivis, en compagnie de la femme.
« Peut-être pourrez-vous m’aider », dit alors l’homme aux cheveux blancs.
Je supposai qu’il m’avait reconnu ; et comme j’éprouvai le besoin de me faire autant d’alliés que possible, je lui répondis que je le ferais si c’était en mon pouvoir.
« Pour l’amour des Danaïdes, tiens-toi tranquille ! » lui intima la femme. Puis se tournant vers moi, elle ajouta : « Avez-vous une arme ? »
Je lui montrai mon pistolet.
« Il faudra faire attention avec ça, ici. Pouvez-vous la régler au plus bas ?
— C’est déjà fait. »
Comme les autres elle portait une sorte de mousquet, un fusil à crosse courte et épaisse et à canon fin. Un long poignard pendait à sa ceinture. Les deux hommes avaient des bolos, des coutelas de jungle à lame large, courte et lourde.
« Je m’appelle Purn, me dit l’homme blond.
— Sévérian. »
Il me tendit la main et je la lui serrai – une main de marin, grosse, rude et musclée.
« Elle, c’est Gunnie…
— Burgundofara, acheva-t-elle.
— Mais nous l’appelons Gunnie. Lui, c’est Idas », ajouta-t-il avec un geste en direction de l’homme aux cheveux blancs.
Le soldat en armure regardait la coursive en arrière de nous, ce qui ne l’empêcha pas d’aboyer : « Taisez-vous ! » Jamais je n’avais vu quelqu’un capable de tourner à ce point la tête. « Comment s’appelle-t-il ? » murmurai-je à l’intention de Purn.
Mais c’est Gunnie qui me répondit à la place. « Sidero. » Des trois, c’était elle qui semblait le moins le redouter.
« Où nous amène-t-il ? »
Sidero passa devant nous et ouvrit une porte. « Ici. C’est un bon endroit. On peut avoir confiance. On se sépare largement. Je me tiendrai au milieu. Ne faites rien, sauf si l’on vous attaque. Signaux vocaux seulement.
— Au nom de l’Incréé, intervins-je, qu’est-ce que nous sommes supposés faire ?
— Rechercher des apports, murmura Gunnie. Des sortes d’ectoplasmes, si vous préférez », ajouta-t-elle en voyant mon expression d’incompréhension. « Ne faites pas trop attention à Sidero. Tirez s’ils vous paraissent dangereux. »
Tout en parlant elle m’avait dirigé vers la porte ouverte. Idas prit la parole à son tour. « Ne vous inquiétez pas, nous n’en trouverons probablement pas. » Il était si près derrière nous que je franchis l’entrée presque automatiquement.
Il faisait un noir de poix, mais je me rendis immédiatement compte que nous nous tenions non plus sur un plancher solide mais sur une sorte de lattis métallique branlant, un peu comme un gril, et que nous venions de déboucher dans une salle bien plus grande qu’une pièce ordinaire.
Les cheveux de Gunnie effleurèrent mon épaule tandis qu’elle avançait le cou pour scruter les ténèbres, et une odeur qui mêlait sueur et parfum parvint jusqu’à mes narines. « Allume, Sidero. On ne voit rien du tout, là-dedans. »
Une lumière aveuglante jaillit, plus jaune que celle de la coursive que nous venions de quitter ; une sorte de rayonnement moutarde qui paraissait absorber les couleurs de toute chose. Nous nous tenions en un groupe compact, tous les quatre, sur un sol de barres noires pas plus grosses qu’un petit doigt d’adulte. Il n’y avait aucune rambarde, et l’espace qu’il y avait devant nous et en dessous (car le plafond, au-dessus, devait soutenir le pont du vaisseau) aurait suffi à contenir la tour Matachine.
Mais ce qu’il contenait pour l’instant était un amoncellement de marchandises : boîtes, caisses, barils, colis en tout genre ; des machines et des pièces détachées de machine ; des sacs, souvent taillés dans un matériau translucide et iridescent ; des piles de bois en grumes.
« Là ! » aboya Sidero, en tendant la main en direction d’une échelle arachnéenne qui descendait le long de la paroi.
« Vous le premier », dis-je.
Il n’eut aucun mouvement précipité vers moi – nous n’étions qu’à un empan l’un de l’autre – et je n’eus donc pas le temps de tirer mon arme. Il m’empoigna avec une force que je trouvai stupéfiante, me força à poser le pied sur la première marche, et me poussa violemment. Je vacillai pendant un instant au bord de la plate-forme, griffant l’air, puis je tombai.
Je me serais sans aucun doute rompu le cou sur Teur. Sur le vaisseau, on pourrait presque dire que je flottai jusqu’au sol. Néanmoins, la lenteur de ma chute n’enlevait rien à la terreur que je ressentais en tombant. Je voyais le plafond et la plate-forme tournoyer au-dessus de moi. Je me rendais compte que j’allais atterrir sur le dos, que c’était mon crâne et ma colonne vertébrale qui allaient encaisser l’impact ; mais impossible de me retourner. Je voulus m’accrocher à quelque chose, et mon imagination évoqua, avec ferveur et véhémence, la vergue du clinfoc. Les quatre visages tournés vers moi – la visière métallique de Sidero, les joues d’un blanc de craie d’Idas, le sourire de Purn, les traits d’une brutale beauté de Gunnie – paraissaient des masques de cauchemar. Et certainement, il ne fut pas un seul malheureux, jeté conscient du haut de la tour de la Cloche, qui eût autant de temps pour envisager sa propre annihilation.
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