Tanis hocha la tête en soupirant. Il prit Sturm par le bras. Les trois hommes restèrent ainsi côte à côte sans rien dire, puis regagnèrent à pas lents la Chambre Céleste.
— Que signifie Sla-Mori ? demanda Caramon.
— Chemin secret, répondit Tanis.
Réveillé en sursaut, le demi-elfe bondit sur son poignard. Une forme sombre était penchée sur lui. Il la maîtrisa rapidement et la maintint le dos au sol, la lame sur la gorge.
— Tanthalas !
C’était un petit cri étouffé, comme une plainte, déclenché par le miroitement de la lame.
— Laurana !
Elle l’étreignit, tremblante. Il vit ses longs cheveux dénoués ruisseler sur la chemise légère qu’elle portait sous sa cape.
Cédant à une impulsion, Laurana avait quitté son lit et s’était faufilée jusqu’à lui.
— Laurana…, répéta Tanis en rengainant son poignard.
Il la repoussa et s’assit, contrarié de lui avoir fait peur et qu’elle ait réveillé des sensations profondément enfouies en lui. Il avait senti le parfum de ses cheveux, la chaleur de son corps, la douceur de ses seins. Laurana était une petite fille quand il l’avait quittée. Il retrouvait une femme très belle et très désirable.
— Au nom des Abysses, qu’est-ce que tu fais ici à cette heure ?
— Tanthalas, je suis venue te demander de changer d’avis. Laisse tes amis libérer les humains à Pax Tharkas et viens avec nous ! Ne gâche pas ta vie. Mon père est désespéré, il ne croit pas que ce plan puisse réussir, je le sais. Mais il n’a pas le choix. Il pleure déjà Gilthanas comme s’il était mort et enterré. Je vais perdre mon frère. Je ne peux pas te perdre, toi aussi !
Tanis jeta un coup d’œil alentour. Si des gardes survenaient, quel scandale !
— Laurana, dit-il en la secouant par les épaules, tu n’es plus une enfant. Il faut que tu sois une grande fille, et vite ! Je ne laisserai pas mes amis affronter seuls le danger. Je ne suis pas aveugle ! Mais si nous pouvons libérer les humains et vous donner la chance de vous enfuir, il faut saisir cette possibilité ! Il arrive un moment, Laurana, où on risque sa vie pour ce qu’on croit, et qui signifie plus que la vie elle-même. Comprends-tu ?
— Oui, Tanthalas, j’ai compris.
— Bien ! soupira-t-il. Maintenant tu vas retourner au lit. Vite ! Tu me mets dans une situation impossible. Si Gilthanas nous voyait…
Laurana se leva et traversa les allées bordées de peupliers bercés par la brise. Arrivée sans encombre dans la maison de ses parents, elle écouta à leur porte. Il y avait de la lumière dans leur chambre. Elle entendit le froissement du parchemin et sentit une odeur âcre passer sous l’huis. Son père était en train de brûler des papiers…
7
Doutes. Embuscade ! Une nouvelle recrue.
Les elfes réveillèrent les compagnons avant le lever du jour. Gilthanas, qui avait revêtu une cotte de mailles sur sa tunique bleue, les rejoignit après le petit déjeuner.
— Voici des vivres ! Nous pouvons aussi vous donner des armes et de l’équipement, si besoin est.
— Il faudrait une armure et un bouclier pour Tika, dit Caramon.
— Je vais m’en occuper, mais il sera difficile de trouver une armure à sa taille.
— Comment se porte Théros Féral, ce matin ? demanda Lunedor.
— Il se remet lentement, prêtresse, dit Gilthanas en s’inclinant respectueusement devant la jeune femme. Allez lui dire au revoir avant qu’il parte avec les nôtres.
Des elfes revinrent avec une armure à la taille de Tika. Ils apportaient aussi l’épée courte et légère en usage chez les dames elfes. Tika admira le heaume et le bouclier ciselés et incrustés de gemmes que Gilthanas lui présenta.
— Je voudrais te remercier de m’avoir sauvé la vie à l’auberge, dit-il. Accepte ce présent. C’est l’armure d’apparat de ma mère ; elle date des guerres de Kinslayer. Elle devait échoir à ma sœur, mais Laurana et moi avons décidé que tu la porterais.
— Quelle merveille ! murmura Tika, rougissante. Mais je ne sais pas comment me débrouiller avec ces pièces d’armure, avoua-t-elle.
— Je vais t’aider, proposa Caramon.
— Je m’en occupe, intervint Lunedor avec fermeté.
— Que connaît-elle des armures, bougonna Caramon.
Rivebise lui adressa un de ses rares sourires.
— Tu oublies qu’elle est fille de chef. C’est elle qui menait la tribu à la guerre. Les armures, les guerriers, et les cœurs qui battent sous les cottes de mailles n’ont pas de secrets pour elle.
Caramon devint écarlate. Il fourragea nerveusement dans les sacs de vivres.
— Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? demanda-t-il en exhibant une masse indéfinissable.
— Du quith-pa, répondit Gilthanas. Des rations de fer, comme on dit dans notre langue. Nous pouvons tenir des semaines avec cette nourriture.
— On dirait des fruits séchés, fit remarquer Caramon d’un air dégoûté.
— Ce sont des fruits séchés, répliqua Tanis en riant.
Quand Gilthanas donna le signal du départ, le soleil filtrait à peine à travers de gros nuages gris. Tanis prit congé de Qualinost sans se retourner. Il n’aurait pas imaginé que son retour au pays fût si mélancolique. Laurana était restée invisible. Bien que soulagé d’avoir ainsi évité des adieux pénibles, il se demandait pourquoi elle ne lui avait pas dit au revoir.
Le sentier, dont il fallait au fur et à mesure élaguer les broussailles, descendait en pente légère vers le sud. Au bout de quelques lieues, il se fit abrupt. Le groupe quitta la forêt de peupliers et gagna les terres basses plantées de pins. Arrivés à une rivière d’eau claire qui s’achevait en torrent, ils firent halte.
Fizban s’accroupit près de Tanis.
— Quelqu’un nous suit, murmura le vieillard.
— Quoi ? s’exclama Tanis en regardant le sorcier comme s’il avait perdu la raison.
— Eh oui, quelqu’un nous suit, affirma Fizban, la mine solennelle. J’ai vu une silhouette se faufiler d’arbre en arbre.
Sturm remarqua l’expression inquiète de Tanis.
— Que se passe-t-il ?
— Le vieil homme dit que quelqu’un nous a suivis.
— Bah ! souffla Gilthanas en se levant. Des hallucinations ! Remettons-nous en route. Le Sla-Mori est encore loin et nous devons y être au coucher du soleil.
Ils cheminèrent plusieurs heures à travers des pinèdes desséchées et arrivèrent devant une clairière.
— Attention ! avertit Tanis en reculant précipitamment.
Caramon brandit aussitôt son épée. Tass se mit à glapir pour qu’on l’informe de ce qui se passait. Tanis le foudroya du regard. Le kender se tint tranquille.
La clairière avait été très récemment le théâtre d’une bataille. Elle était jonchée de cadavres humains et de gobelins gisant dans des positions macabres. Les compagnons scrutèrent les alentours, mais ils ne virent rien de particulier. Dans le lointain, on n’entendait que le bruit du torrent.
La petite troupe s’avança prudemment. Un gémissement se fit entendre. Tanis désigna du doigt l’endroit d’où il devait provenir. Caramon écarta les corps. Sous deux cadavres de gobelins, il découvrit un blessé.
— C’est un humain ! Il est couvert de sang…
L’homme portait une cotte de mailles et des vêtements luxueux, mais élimés. Les cheveux noirs, les traits réguliers, il pouvait avoir une trentaine d’années.
L’inconnu ouvrit les yeux et considéra les compagnons d’un air hébété.
— Que les dieux des Questeurs soient remerciés ! gémit-il. Mes amis… où sont-ils ? Morts ?
— Occupe-toi d’abord de toi ! dit sèchement Sturm. Qui étaient tes amis ? Les humains ou les hobgobelins ?
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