La lance était calée contre son flanc droit.
L’aube se levait, illuminant la campagne, lorsque les cloches de Kalaman réveillèrent les habitants. Les enfants se précipitèrent auprès de leurs parents, leur demandant si c’était un matin exceptionnel. Les adultes se hâtèrent de quitter leurs lits.
C’était un jour mémorable de l’histoire de Kalaman. Non seulement on fêtait l’Aube du Printemps, mais aussi la victoire des Chevaliers de Solamnie. Stationnée devant les murs de la ville, leur armée, conduite par un général qui appartenait désormais à la légende, une jeune femme elfe, entrerait triomphalement dans la ville à midi.
Le soleil s’élevait au-dessus des remparts en même temps que la fumée des rôtis et des pains qu’on faisait cuire pour la fête. Les marchands ambulants envahirent les rues, proposant des sucreries et babioles multicolores. Les enfants regardaient les montreurs d’ours et les illusionnistes faire leurs numéros.
À midi, les cloches se remirent à sonner. Les portes de la ville s’ouvrirent sur les Chevaliers de Solamnie.
Un murmure d’admiration monta de la populace qui se pressait le long des avenues. Les gens se bousculaient pour ne pas manquer les chevaliers, et surtout la femme elfe dont ils avaient tant entendu parler. Montée sur un magnifique étalon blanc, elle avançait en tête du cortège. La foule, qui se préparait à l’acclamer, resta bouche bée devant sa beauté et sa majesté.
La présence des deux personnages qui marchaient derrière elle surprit le public. Il s’agissait d’un nain et d’un kender juchés sur le dos d’un poney à poils longs aussi large qu’un tonneau. Le kender semblait goûter la situation à l’extrême et saluait la foule. Secoué par des éternuements, le nain, assis en croupe, s’agrippait à son compagnon comme si sa vie était menacée.
Un jeune seigneur elfe qui ressemblait au Général Doré les suivait avec une jeune compatriote à la chevelure argentée et aux yeux bleu nuit. Venaient ensuite soixante-quinze chevaliers solamniques d’imposante carrure, resplendissants dans leurs armures d’apparat.
La foule applaudit et agita des drapeaux. Les chevaliers échangèrent des regards complices. Quelques mois auparavant, ce n’est pas ainsi qu’on les aurait reçus. Aujourd’hui, ils étaient des héros. Trois cents ans de haine et de calomnies semblaient oubliés, maintenant que l’Ordre avait délivré ces gens des armées draconiennes.
Derrière les chevaliers venaient plusieurs milliers de fantassins. Ensuite, à la grande joie de la population, le ciel se remplit de dragons. Pas les terribles monstres bleus et rouges qu’elle avait redoutés tout l’hiver, mais des créatures d’or, d’argent et de bronze, évoluant sous le soleil avec virtuosité.
Après la parade, les citoyens se rassemblèrent pour écouter les paroles de bienvenue que leur seigneur adressait aux héros. La découverte des Lancedragons, le retour des bons cracheurs de feu et la victoire éclatante de leurs armées furent attribués à Laurana. Elle protesta en faisant de grands gestes vers son frère et les chevaliers, mais la foule continua de l’acclamer. Alors elle se tourna vers le seigneur Mikael, représentant du Grand Maître Gunthar Uth Wistan, arrivé dernièrement de Sancrist. Il lui sourit.
— Laisse-les acclamer leur héros, lui dit-il. Ou plutôt, leur héroïne. Ils l’ont bien mérité, après avoir passé l’hiver dans la terreur de voir surgir les dragons. À présent, ils ont une héroïne, une belle jeune femme sortie d’un conte de fées pour venir les sauver.
— Il n’y a rien de vrai dans tout ça ! Je ne viens pas d’un conte de fées, mais d’un enfer de feu, de sang et de ténèbres. Nous savons tous deux que j’ai été placée à la tête de l’armée par Gunthar pour des raisons politiques. Et si mon frère et Silvara ne nous avaient pas ramené les dragons au péril de leur vie, nous prendrions part à cette parade, enchaînés aux pieds de la Reine des Ténèbres.
— Bah ! Cela leur fait du bien, et ça ne peut pas nous faire de mal. Il y a seulement quelques semaines, le seigneur de Kalaman ne nous aurait même pas jeté un croûton de pain. À présent, grâce au Général Doré, il héberge la garnison et fournit vivres et fourrage à volonté. Les jeunes gens brûlent de rejoindre nos rangs. Nous serons plus d’un millier à partir pour Dargaard. C’est toi qui as remonté le moral de nos troupes. Tu as vu dans quel état étaient les chevaliers à la Tour du Grand Prêtre ; regarde comme ils sont aujourd’hui.
Oui, je les ai vus , pensa Laurana. Divisés, se déshonorant par leurs dissensions et leurs intrigues. Il avait fallu la mort d’un homme plein de noblesse pour qu’ils reprennent le droit chemin. Les yeux de Laurana se fermèrent. Le bruit et les cris, l’odeur entêtante du bouquet de roses qu’on lui avait donné, et qui lui rappelait Sturm, la fatigue et le soleil lui tournaient la tête. Elle craignit de défaillir. Cette pensée la fit sourire. Le Général Doré tombant comme une fleur fanée… Cela risquait de faire un bel effet !
Un bras passé autour de son épaule la réconforta.
— Tiens bon, Laurana, dit Gilthanas.
Silvara la débarrassa de l’encombrant bouquet.
Un tonnerre d’applaudissements salua le second discours du seigneur de la ville.
Je suis coincée, réalisa Laurana. Il lui faudrait passer le reste de l’après-midi à sourire et à écouter des fadaises sur son prétendu héroïsme, alors qu’elle ne souhaitait qu’une chose : se retirer dans un coin ombragé pour dormir. Tout ceci n’était qu’une mascarade.
— Et maintenant, j’ai l’honneur de vous présenter la femme qui a changé le cours des événements, mis en déroute les armées draconiennes et capturé Bakaris, le commandant de l’armée du seigneur draconien. Une femme dont le nom et la bravoure resteront liés à ceux du grand Huma. Dans une semaine, elle partira pour le Donjon de Dargaard et exigera la reddition de celle qu’on appelle la Dame Noire. Voici Lauralanthalasa, de la maison royale du Qualinesti ! dit-il d’un ton solennel en la poussant en avant.
Les acclamations se firent assourdissantes. Laurana regarda la marée humaine. Ils n’ont aucune envie de m’entendre parler de mes angoisses, réalisa-t-elle. Ils ont eu les leurs. De la tristesse et de la mort, ils ne veulent plus rien savoir. Non, ce qu’ils désirent, c’est des contes de fées où il est question d’amour, de renaissance, et de dragons d’argent.
Comme tout le monde.
Elle se tourna vers Silvara et lui reprit le bouquet pour le lever au-dessus d’elle et l’agiter devant la foule, qui l’acclama. Alors elle commença son discours.
Tass Racle-Pieds était aux anges. Il avait échappé sans difficulté à la surveillance de Flint et quitté en douce l’estrade des dignitaires. Mêlé à la populace, il explorait la cité en toute liberté. Enfant, il était venu à Kalaman avec ses parents. Il avait gardé un souvenir émerveillé des boutiques du marché et du port rempli de voiles blanches.
Il errait parmi la foule, l’œil à l’affût, fourrant dans ses poches le menu butin que ses mains raflaient sur son passage. Vraiment, les gens de Kalaman sont trop insouciants , songea-t-il. Leurs bourses me tombent dans la main.
Le bonheur du kender atteignit son comble lorsqu’il se retrouva devant la boutique d’un cartographe. Par malchance, le propriétaire était parti voir le défilé ; sur la porte une pancarte annonçait que le magasin était fermé.
Quel dommage, pensa Tass. Mais le marchand ne pourra pas m’en vouloir de jeter un coup d’œil sur ses cartes.
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