Le jeune elfe tremblait de tout son corps. Silvara tendit une main vers lui pour le réconforter, mais il la repoussa et continua son histoire :
— Finalement, on nous a aidés, et nous nous sommes échappés. Pour gagner Sanxion, une ville affreuse nichée au fond d’une vallée volcanique. Les Volcans de la Fatalité y corrompent l’air de leurs fumées empoisonnées. Tous les bâtiments sont neufs. Ils ont été construits au prix du sang des esclaves. Sur le flanc de la montagne s’élève le temple de Takhisis, la Reine des Ténèbres. Les œufs des dragons se trouvaient au cœur du volcan. C’est par ce temple que Silvara et moi sommes entrés.
« Comment le décrire ? C’est un assemblage de noirceur et de flammes, de cavernes creusées dans la lave et de roches incandescentes étayées de piliers. Par des passages secrets connus des seuls prêtres de Takhisis, nous sommes descendus jusqu’aux tréfonds de la montagne. Tu te demandes qui nous a aidés ? Je ne peux te le dire, car cette personne perdrait la vie. Je crois qu’un dieu a dû nous prendre sous sa protection. »
Silvara murmura « Paladine », mais Gilthanas la fit taire d’un geste.
— Au fond de la terre, nous avons trouvé les œufs des bons dragons. Tout semblait aller pour le mieux. J’avais un plan. À présent cela n’a plus d’importance, mais je connaissais un moyen de sauver les œufs. De caverne en caverne, nous voyions scintiller leurs coquilles de bronze, d’argent et d’or à la lumière de nos torches. C’est alors que…»
Le jeune seigneur, déjà très pâle, devient livide. Craignant qu’il s’évanouisse, j’ordonne à un Esthète de lui apporter du vin. Il en boit une gorgée et reprend des couleurs. Mais je vois encore dans ses yeux l’horreur qu’il a connue. Quant à Silvara, je vous en parlerai plus tard.
Gilthanas continue :
— Nous sommes arrivés dans une caverne où nous avons trouvé des coquilles brisées et vides. Silvara se mit à crier et je craignis qu’on nous découvre. Nous étions si glacés d’horreur que même la chaleur du volcan ne put nous réchauffer.
Gilthanas s’arrête. Silvara sanglote doucement. Je le vois la regarder pour la première fois avec amour et compassion.
— Emmène-la se reposer, dit-il à un des Esthètes. Elle est épuisée.
Silvara se laisse conduire sans objection. Gilthanas reprend son récit :
— Ce qui arriva ensuite me hantera ma vie durant et au-delà. Toutes les nuits j’en rêve, et je me réveille en hurlant.
« Silvara et moi regardions les œufs éventrés, ne sachant que faire, quand nous entendîmes un chant s’élever dans le couloir. « Des incantations magiques ! » me dit Silvara. Pleins d’effroi, nous nous sommes approchés, attirés par…
Il ferme les yeux en hoquetant.
— Tout au fond d’une caverne se dressait un autel dédié à Takhisis. Je ne saurais dire quelle forme il avait, car il était couvert de sang vert et de glu noire, telle la monstrueuse excroissance d’un rocher. Des prêtres de Takhisis et des mages des Robes Noires étaient rassemblés autour de l’autel où un prêtre posa un œuf de dragon doré. Les mages entonnèrent un chant qui nous déchira les tympans. Serrés l’un contre l’autre, nous crûmes devenir fous, car nous devinions qu’une abomination se préparait.
« Sur l’autel, l’œuf doré se ternit peu à peu. Il vira au verdâtre puis noircit. Silvara se mit à trembler.
« L’œuf craqua et s’ouvrit. Il en sortit une créature larvaire si repoussante que je faillis vomir. Je ne pensai qu’à fuir, mais Silvara, sûre qu’il allait se passer quelque chose, voulut rester jusqu’au bout. La larve se tordit, sa peau visqueuse éclatant par endroits, et prit la forme d’un… draconien.
« Nous risquions d’être découverts. Alors nous avons quitté Sanxion ; plus morts que vifs, nous avons emprunté des sentiers qui nous ont ramenés à l’antique repaire des bons dragons. »
Gilthanas avait repris son calme.
— Comparé à ce que nous avions vécu, ce fut un havre de paix. Quand Silvara dit aux dragons ce qu’il était advenu des œufs, ils refusèrent de la croire. Certains allèrent jusqu’à l’accuser de leur raconter ces horreurs pour se servir d’eux. Mais au fond, ils savaient qu’elle disait la vérité. Elle avait été abusée ; le Serment était rompu et il ne les liait plus.
« De tous côtés, les bons dragons nous vinrent en aide. Ils sont retournés au monument pour aider à forger les Lancedragons, comme ils l’avaient fait pour Huma. Ils apportèrent les grandes lances qui servent à guerroyer à dos de dragon. Désormais, nous irons au combat sur nos bêtes et nous pourrons défier les seigneurs draconiens jusque dans le ciel.
Gilthanas ajoute quelques détails que je ne juge pas utile de consigner. Sa sœur l’emmène au palais pour qu’il prenne un repos bien mérité. Je crains que son état de terreur ne cesse de sitôt. Comme tant de belles choses dans ce monde, il est possible que l’amour de Silvara et de Gilthanas sombre dans les ténèbres qui s’étendent sur Krynn.
Ainsi s’achève le chapitre sur le Serment des Dragons que rédigea Astinus. Une note supplémentaire relatera plus tard l’histoire tragique de l’amour de Silvara et Gilthanas. Il convient de la chercher dans les volumes écrits ultérieurement.
Tard dans la nuit, Laurana rédigeait les ordres du lendemain. Gilthanas et les dragons d’argent n’étaient arrivés que la veille, mais ses plans commençaient à prendre forme. Dans quelques jours, elle mènerait au combat des formations de dragons dirigées par des cavaliers munis de Lancedragons.
La jeune elfe espérait libérer les prisonniers et les esclaves du Donjon de Vingaard. Elle projetait de pousser ensuite vers le sud-est pour amener les armées draconiennes à la rencontre de la sienne. Alors elles se trouveraient prises comme entre le marteau et l’enclume par ses troupes et les Monts Dargaard qui séparaient la Solamnie du Désert de l’Est. Si elle parvenait à reconquérir Kalaman et son port, Laurana pourrait couper les voies de ravitaillement de l’armée ennemie.
Absorbée par son travail, elle n’entendit pas la garde qui discutait dehors. La porte s’ouvrit, mais elle ne leva pas les yeux avant d’avoir fini sa phrase.
Lorsque le nouveau venu prit la liberté de s’asseoir en face d’elle, elle sursauta.
— Oh ! Gilthanas, fit-elle, rouge de confusion, pardonne-moi. J’étais si prise par mon travail… Je croyais que tu étais… Mais peu importe. Comment te sens-tu ? Je me suis fait du souci…
— Je vais très bien, Laurana, coupa Gilthanas. J’étais seulement plus fatigué que je ne croyais ; depuis Sanxion, je n’ai pas bien dormi.
Il regarda sans mot dire les cartes étalées sur la table. Puis il prit une plume et commença à la lisser distraitement.
— Qu’y a-t-il, Gilthanas ?
Il leva sur elle des yeux tristes.
— Tu me connais trop bien. Je n’ai jamais rien pu te cacher, même quand nous étions petits.
— C’est au sujet de père ? demanda Laurana. As-tu entendu parler de quelque chose…
— Non, je n’ai aucune nouvelle des nôtres, à part ce que je t’ai dit. Ils se sont alliés avec les humains et s’efforcent ensemble de chasser les draconiens des Iles Ergoth et de Sancrist.
— Tout cela grâce à Alhana, murmura Laurana. Elle les a convaincus qu’ils ne pouvaient plus vivre hors du monde. Elle a même fait changer d’avis Porthios…
— Et si elle l’avait convaincu de bien autre chose ? demanda Gilthanas sans regarder sa sœur.
— On a parlé de mariage, dit Laurana. Je crois qu’il s’agirait d’une cérémonie de convenance, servant à unir nos deux peuples. Je n’imagine pas Porthios amoureux de qui que ce soit, même d’une femme aussi belle que la princesse. Quant à Alhana…
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