— Ouais ?
— Qu’est-ce que vous pensez d’Oily-Moily ?
— Oily-Moily ?
— Oui. Qu’est-ce que vous pensez d’eux ?
— Désolé, vieux… » Il secoua la tête et poursuivit sa route.
J’essayai quelques fois de plus, mais sans grand espoir.
Fini, Oily-Moily. Annihilés.
Je revins à St-Matthew, toute l’allégresse de mon pas évanouie.
Aux portes, je me cognai contre le docteur Fraser-Stuart.
« Ah-ha ! s’écria-t-il. C’est notre jeune Young. Hé bien, hé bien, hé bien. Comment progresse cette thèse ?
— La thèse ?
— Peste soit de mon chapeau, l’enfer de mes socquettes et le diable emporte ma culotte, ne me sortez pas cet air innocent, mon garçon. Vous m’avez promis vos révisions pour aujourd’hui.
— Oh, c’est vrai. Ouais, exact. Tout à fait. Elle est chez moi, à Newnham. J’allais juste la tirer à l’imprimante.
— La tirer à l’imprimante ? Est-ce que tout le pays bascule dans le sabir américain ? Très bien, alors. Allez et tirez-la à l’imprimante. Je l’attends cet après-midi. Dépouillée de ses sottises sensationnalistes, je vous prie. »
De retour chez moi à Newnham, après une quête perdue d’avance pour les CD et les cassettes d’Oily-Moily, je m’assis et me préparai un petit-déjeuner avec du bacon grillé, des pancakes écossais pas très célèbres, des œufs au plat (cuits des deux côtés) noyés sous toute une pinte de sirop d’érable du Vermont.
Poussant un rot de contentement après cet heureux mariage de saveurs, je me rendis dans mon bureau et j’allumai l’ordinateur.
Das Meisterwerk était là. Avec des corrections. Toutes proprement effectuées. Je commençai à le lire et j’abandonnai, croulant sous le poids de l’ennui au bout du deuxième paragraphe. Une idée me vint soudain, et je passai sur mon butineur.
Une fois établie la liaison ppp, je tapai http://www.princeton.edu et fouillai la page d’accueil à la recherche d’un annuaire des étudiants. Je tombai sur quelque chose qui s’appelait spigot et je trouvai la page http://www. princeton.edu/~spigot/ pguide/students.html.
J’essayai d’y localiser Burns et, à part une peu stimulante liste de livres de bibliothèque portant sur le poète écossais Robert Burns, je n’aboutis à rien.
Jane n’y figurait pas non plus, mais après tout, elle ne devait pas encore être installée. Je coupai la liaison et réfléchis un moment, me sentant subitement plutôt seul et vide.
Au-dessus de moi, je vis la rangée de livres que j’avais employés pour ma thèse. D’interminables études sur le Nazisme, des revues universitaires sur l’Autriche-Hongrie au XIX esiècle, une épaisse édition de Mein Kampf, toute hérissée de Post-It. La photographie d’Adolf Hitler en couverture de la biographie par Alan Bullock me toisait.
Je soutins son regard.
« En un certain sens, Mein joli Führer, je t’ai laissé vivre, lui dis-je. Qu’est-ce que ça fait de moi ? Et en un certain sens, à cause de toi, Rudolf Gloder n’a jamais accédé au premier plan. Qu’est-ce que tu lui as fait ? A-t-il péri durant la Nuit des Longs Couteaux ? Est-ce qu’il a assisté avec toi à cette réunion du misérable petit Parti des travailleurs allemands dans l’arrière-salle de la brasserie munichoise ? Allait-il prendre la parole quand tu t’es levé, en lui coupant l’herbe sous les pieds ? Est-ce qu’il est parti discrètement, ses ambitions brisées ? Mais peut-être ne l’as-tu même jamais rencontré. Ah, si, vous étiez dans le même régiment pendant la Grande Guerre, je me trompe ? Et si tu l’avais fait tuer d’une façon ou d’une autre ? Ça se peut bien, oui. Mais si tu savais, si tu avais la moindre idée du dégoût avec lequel on prononce ton nom sur tout le globe, qu’éprouverais-tu ? Est-ce que ça te ferait rire ? Ou protester ? Est-ce qu’en Enfer, on te diffuse des émissions de télé pour te montrer comment l’histoire t’a vaincu ? Es-tu forcé de regarder des films et de lire des livres où toutes tes idées et toute ta gloire sont exposées comme les conneries vulgaires et immondes qu’elles étaient ? Ou est-ce que tu attends, tu attends qu’un autre comme toi remonte, comme une vomissure ? J’en ai marre de toi. Marre de Gloder qui n’a jamais existé. Marre de vous tous. Marre de l’histoire. Ça craint, l’histoire. Ça craint. »
Je claquai le livre, couverture vers le bas, et je décrochai le téléphone.
« Le numéro des renseignements internationaux, s’il vous plaît ? »
À franchement parler, Jane ne parut pas terriblement emballée de recevoir de mes nouvelles. D’un autre côté, elle ne sembla pas non plus trop furieuse. Tout juste vaguement lassée et vaguement amusée, comme d’habitude.
« L’idée ne te viendrait évidemment pas qu’il est six heures du matin par ici, n’est-ce pas ?
— Oh, mince. Désolé, choupette. J’ai complètement oublié. Tu veux que je rappelle plus tard ?
— Oh, maintenant que je suis réveillée, autant te parler. Je suppose que tu as extorqué le numéro à Donald, c’est ça ?
— Non, non. Donald a été ferme. Il aurait donné sa vie pour te protéger. Tu le sais. J’ai trouvé tout seul.
— Oh. Nous sommes un rusé petit chiot, à ce que je vois.
— Alors, tu t’amuses ?
— C’est pour ça que tu m’appelles, pour me demander ça ?
— Tu me manques, c’est tout. Je me sens seul.
— Oh, P’tit Chiot, je t’en prie, ne me joue pas la comédie. Pas au téléphone.
— Désolé. Non, en fait, j’ai appelé pour te demander si tu pouvais me rendre un service.
— C’est pour de l’argent ?
— De l’argent ? Non, bien sûr que non, que ce n’est pas pour de l’argent ! Quand t’ai-je jamais demandé de l’argent ?
— Par ordre chronologique ou par ordre de magnitude ?
— Ça va, ça va, ça va. Non, je voulais que tu me retrouves un étudiant de deuxième année.
— Tu veux que je fasse quoi ?
— Il s’appelle Steve Burns. Je croyais le trouver à Dickinson House, mais il n’est pas répertorié sur la page web. Il prend assez régulièrement son déjeuner chez PJ, le restaurant de pancakes sur Nassau, et il va parfois boire un Sam Adams à l’ A&B.
— P’tit Chiot, tu n’es pas en train de me raconter que tu connais Princeton ? Je croyais qu’en allant en Autriche, l’an dernier, tu mettais pour la première fois les pieds dans un endroit plus excitant qu’Inverness.
— Bah, je connais des trucs, répondis-je d’un ton négligent. Tu serais stupéfaite de ce que je sais. Oh, et si par hasard tu passes toi-même chez PJ, tu peux laisser un message à Jo-Beth. Elle est serveuse là-bas. Tu devrais lui dire que Ronnie Cain en pince pour elle, mais qu’elle a intérêt à faire gaffe. Il a des morpions. Des morpions et une toute petite queue. Dis-lui bien tout ça.
— P’tit Chiot, tu as bu ?
— Moi ? Boire ?
— C’était le Dimanche du Suicide{Le dimanche qui suit la fin du trimestre des examens, à Cambridge, occasion de nombreuses beuveries. ( N.d.T. ).}, hier, non ? Ne me dis pas que tu es allé à la soirée au Seraph.
— J’ai peut-être été jeter un coup d’œil, si…
— Et boire un verre de punch à la vodka, et ensuite vomi sur toute la pelouse, exactement comme la semaine dernière. Remets-toi tout de suite au lit, P’tit Chiot. Au fait, tu as enfin terminé ta thèse ?
— Terminé », dis-je et, tandis que je parlais, ma main alla vers la souris près du clavier et je traînai le fichier du Meisterwerk dans la corbeille. « Tout est fini, achevé, consommé et réglé. » J’allai au menu spécial et je choisis Vider la Corbeille.
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