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Poul Anderson: Les chutes de Gibraltar

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Poul Anderson Les chutes de Gibraltar

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Poul Anderson

Les chutes de Gibraltar

La base de la Patrouille du temps ne resterait là que pendant la centaine d’années de l’afflux. Au cours de cette période, peu y séjourneraient longtemps d’une traite, à part les experts et l’équipe d’entretien. Elle ne comptait donc qu’un pavillon et deux bâtiments de service, presque perdus dans les terres.

Cinq millions et demi d’années avant sa naissance, Tom Nomura trouva la pointe sud de l’Ibérie plus escarpée encore que dans son souvenir. Les collines s’élevaient vers le nord, abruptes, avant de se transformer en basses montagnes murant le ciel et bordées de canyons au fond desquels les ombres prenaient une teinte bleutée. C’était une région sèche aux pluies d’hiver courtes mais violentes, et aux rivières devenues des ruisseaux, voire asséchées en été, tandis que l’herbe brûlée par le soleil jaunissait. Les arbres et les arbustes ne poussaient que de loin en loin, ronces, mimosas, acacias, pins, aloès ; et palmiers, fougères et orchis à proximité des mares.

Pourtant, la faune abondait. Faucons et vautours ne cessaient de planer dans le ciel sans nuages. Les troupeaux paissaient par millions ; parmi les douzaines d’espèces, il y avait des poneys à la peau zébrée, des rhinocéros primitifs, des ancêtres de la girafe ressemblant à des okapis, parfois des mastodontes – au poil roux clairsemé et aux défenses géantes – ou des éléphants bizarres. Parmi les prédateurs et les charognards, on trouvait des tigres à dents de sabre, les premiers grands félins, des hyènes et des singes qui, à l’occasion, marchaient sur leurs pattes postérieures. Les fourmilières atteignaient deux mètres de hauteur. Les marmottes sifflaient.

Ça sentait le foin, la terre brûlée, les excréments recuits et la chair chaude. Quand le vent se levait, son mugissement projetait une fournaise poussiéreuse au visage. Très souvent, la terre résonnait des bruits de sabots, des vociférations des oiseaux ou du barrissement des bêtes. Le soir, le froid tombait vite et les étoiles apparaissaient si nombreuses que c’est à peine si on remarquait l’étrangeté des constellations.

Telle était la situation jusqu’à ces derniers temps et, pour l’heure, aucun changement important n’était survenu. Mais un siècle d’orage s’annonçait. Par la suite, rien ne serait plus pareil.

Manse Everard regarda Tom Nomura et Feliz a Rach pendant un instant furtif avant de sourire et de déclarer : « Non, merci, je me contenterai d’explorer les lieux aujourd’hui. Amusez-vous bien. »

Le géant grisonnant au nez tordu avait-il esquissé un clin d’œil à l’adresse de Nomura ? Ce dernier n’aurait pu l’affirmer. Ils étaient issus du même Milieu – et du même pays. Qu’on ait recruté Everard à New York en 1954 et Nomura à San Francisco en 1972 ne comptait guère. En effet, les agitations propres à cette génération n’étaient que bulles de savon en comparaison de ce qui s’était passé avant et de ce qu’il adviendrait après. À vingt-cinq ans, toutefois, Nomura sortait tout juste de l’Académie. Everard n’avait pas précisé depuis combien de temps il voyageait à travers la durée du monde ; or, c’était impossible à deviner en raison du traitement de longévité que la Patrouille accordait à ses membres. Nomura croyait que l’agent non attaché possédait une expérience si approfondie de l’existence qu’il lui était devenu plus étranger que Feliz – qui pourtant avait vu le jour deux millénaires après eux.

« Dans ce cas, allons-y », dit-elle. Bien qu’elle se soit exprimée de manière brusque, Nomura pensa que sa voix prêtait au temporel des sonorités musicales.

Ils quittèrent la véranda et traversèrent la cour. D’autres membres du corps expéditionnaire les saluèrent avec une cordialité plutôt inspirée par la jeune femme. Nomura les comprenait. Elle était grande et jeune ; la force de ses traits et l’angle de son nez mutin se trouvaient adoucis par de vastes yeux verts, une grande bouche mobile et une chevelure auburn brillante quoique coupée court sur les oreilles. La salopette grise et les bottes renforcées, tenue traditionnelle de la Patrouille, n’altéraient en rien sa silhouette, ni la souplesse de sa démarche. Nomura n’ignorait pas qu’il avait un physique agréable – un corps trapu mais agile, un visage aux pommettes hautes et aux traits réguliers, une peau basanée – et, malgré cela, il se trouvait terne à ses côtés.

Terne de corps et d’esprit, songea-t-il. Comment un Patrouilleur de fraîche date, non sélectionné pour les travaux de police, un simple naturaliste, oserait-il avouer à une aristocrate du Premier Matriarcat qu’il s’est épris d’elle ?

Le grondement qui continuait d’emplir l’air en dépit de l’éloignement des cataractes évoquait un chœur. Était-ce son imagination ou ressentait-il vraiment un frisson interminable qui traversait la terre pour atteindre ses os ?

Feliz ouvrit un hangar. Plusieurs sauteurs y étaient garés. Ils ressemblaient vaguement à des motos à deux places, sans roues ; propulsés par antigravité, ils pouvaient parcourir d’un bond plusieurs milliers d’années. (Ces engins et leurs pilotes avaient été transportés jusque-là par des navettes de forte puissance.) Celui de Feliz était chargé d’équipements enregistreurs. Il n’avait pas réussi à la convaincre qu’il était trop chargé et il savait qu’elle ne lui pardonnerait jamais de se mêler de ce qui ne le regardait pas. Il n’avait invité Everard – l’officier supérieur présent, quoique en simple voyage d’agrément – à les accompagner que dans l’espoir que ce dernier remarque la charge anormale et ordonne à Feliz d’en faire transporter une partie par son assistant.

Elle bondit en selle. « Dépêche-toi ! dit-elle. La matinée tire à sa fin. »

Il enfourcha son véhicule, effleura les commandes, et tous deux sortirent du hangar et prirent de l’altitude. À hauteur d’aigle, ils cessèrent leur ascension et prirent la direction du sud où le Fleuve Océan se jetait dans le Milieu du Monde.

Des nappes de brume voilaient l’horizon, nuées argentées se détachant sur l’azur. Au fur et à mesure qu’ils s’en approchaient, elles s’estompaient dans les hauteurs. Plus loin, l’univers gris tourbillonnait, secoué par le grondement, amer sur les lèvres des hommes, tandis que l’eau franchissait les rochers et creusait la boue. Le brouillard froid et salin était si épais qu’il fallait éviter de le respirer plus de quelques minutes.

D’en haut, le panorama semblait encore plus stupéfiant. De là, on pouvait voir la fin d’une ère géologique. Pendant un million et demi d’années, le Bassin méditerranéen avait été un désert ; à présent les Colonnes d’Hercule s’étaient ouvertes et l’Atlantique s’y engouffrait.

Pris dans le vent de son trajet, Nomura scruta l’immensité agitée, zébrée d’écume aux multiples nuances. Il apercevait les courants aspirés par la brèche nouvelle entre Afrique et Europe. A cet endroit, ils se heurtaient, tournoyaient en un chaos blanc et vert dont la violence retentissait de la terre jusqu’au ciel et vice-versa, effritait les falaises, submergeait les vallées et recouvrait d’écume non seulement la côte mais l’intérieur des terres sur plusieurs kilomètres. Ils formaient un fleuve, blanc de rage avec des éclairs émeraude, qui basculait en mugissant par-dessus une falaise de quatorze kilomètres de long. Les embruns jaillissaient, obscurcissant le torrent d’eau déchaînée.

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