Caitlin ne savait pas que Chobo avait choisi de renoncer à la violence, mais sa mère intervint avant qu’elle n’ait pu poser de questions là-dessus :
— Et tu dis donc qu’il n’est plus en danger ?
— C’est exact, répondit Webmind. L’Institut Marcuse a récemment produit une autre vidéo de lui sur YouTube. On peut la voir sur le lien que je viens de transmettre. Caitlin, si tu veux bien cliquer dessus ?
Caitlin s’exécuta – en se disant que si ça donnait une erreur 404, ce serait le « chaînon manquant »… Tous se groupèrent devant l’écran, qui était petit – après tout, une jeune aveugle n’avait pas eu besoin d’un 21 pouces…
La vidéo démarrait avec une belle voix sonore – on aurait cru entendre Dark Vador – récapitulant les capacités picturales de Chobo. Il aimait beaucoup peindre les gens, particulièrement Shoshana Glick, mais il les représentait toujours de profil. La narrateur expliquait que c’était la façon la plus primitive de représenter des images, et que c’était la première qui fût apparue dans l’histoire de l’humanité : toutes les peintures rupestres étaient des profils de gens et d’animaux, les Égyptiens de l’Antiquité peignaient toujours des profils et ainsi de suite.
Le narrateur décrivit ensuite la menace qui pesait sur Chobo : non seulement le zoo entendait l’arracher à ce qui était devenu son foyer, mais il voulait aussi le castrer. La voix dit : « Mais nous pensons que ces deux décisions appartiennent à Chobo, et nous lui avons donc demandé ce qu’il en pensait. »
Les images de Chobo changèrent : il était maintenant dans une pièce – sans doute à l’Institut Marcuse. Et il était assis sur quelque chose qui n’avait pas de dossier, et…
Ah ! Caitlin n’en avait encore jamais vu, mais ce devait être un tabouret. Chobo agitait les mains d’une façon complexe, et des sous-titres apparaissaient au fur et à mesure au bas de l’écran pour traduite l’ASL, la version américaine de la langue des signes. Chobo bon singe. Mère Chobo bonobo. Il hésita alors un instant, comme s’il en était lui-même stupéfait, puis il ajouta : Père Chobo chimpanzé. Chobo spécial. Après un court silence, il reprit en bougeant soigneusement les mains, comme pour souligner l’importance des mots : Chobo choisir. Chobo choisir de vivre ici. Amis ici.
Chobo se leva de son tabouret et l’image se mit à sautiller, comme si quelqu’un avait pris la caméra en main. Une femme aux cheveux noirs apparut soudain à l’écran, assise dans un fauteuil. Caitlin était incapable d’estimer l’âge des gens, mais s’il s’agissait de Shoshana Glick, elle avait lu qu’elle avait vingt-sept ans.
Chobo tendit un long bras puissant pour lui passer la main derrière la tête, et très doucement, pour jouer, il tira sur sa queue-de-cheval. Shoshana eut un large sourire et Chobo sauta sur ses genoux. Elle fit alors un tour complet sur son fauteuil à roulettes pour la plus grande joie du singe. Chobo bon singe , fit-il de nouveau. Et Chobo bon père. Et secouant la tête, il ajouta : Personne arrêter Chobo. Chobo choisir. Chobo choisir avoir bébé.
On entendit de nouveau la voix du narrateur invitant tous ceux qui considéraient que Chobo avait le droit de choisir à contacter le zoo de Géorgie.
— Et c’est ce qu’ils ont fait, dit Webmind. Un total de 621 854 e-mails ont été envoyés aux membres du personnel du zoo pour protester contre ce projet, et un boycottage de consommateurs commençait à se mettre en place quand le zoo a enfin renoncé à ses exigences.
Caitlin comprit où Webmind voulait en venir.
— Et tu penses que si nous informons le public que des gens essaient de te tuer, nous obtiendrons le même résultat ?
— C’est effectivement ce que j’espère, répondit Webmind. La tentative lancée contre moi a été orchestrée par WATCH, « Web Activity Threat Containment Headquarters », le centre de la lutte contre les menaces potentielles sur le Web qui fait partie de la National Security Agency. L’homme qui a supervisé cette attaque contre moi s’appelle Anthony Moretti. Dans un e-mail envoyé il y a quelques minutes au quartier général de la NSA, il a indiqué que l’ordre de m’éliminer a été donné par Renégat, qui est le nom de code attribué par les services secrets au président actuel des États-Unis.
— Wouah, fit Matt qui semblait avoir encore beaucoup de mal à absorber tout ça.
— Effectivement… dit Webmind. Bien que je déteste les spams, je me propose d’envoyer un e-mail à tous les citoyens américains, dont la teneur serait la suivante : Votre gouvernement essaie de me détruire car il me considère comme une menace. Il a pris cette décision sans aucune concertation publique et sans chercher à me parler. Je pense être une source de bien pour le monde, mais même si vous n’êtes pas d’accord sur ce point, cette action ne devrait-elle pas faire l’objet d’un débat ouvert, et ne devrais-je pas être autorisé à y participer et expliquer pourquoi je pense mériter de vivre ? Puisque la tentative visant à m’éliminer a été effectuée sur instruction expresse du Président, j’espère que vous le contacterez ainsi que votre représentant au Congrès, et…
— Non ! s’exclama la mère de Caitlin. (Même le père de Caitlin tourna la tête vers elle.) Non. Pour l’amour du ciel, ne fais surtout pas ça !
Je me souviens avoir été seul – mais combien de temps, je ne saurais dire. Ma capacité à mesurer le passage du temps n’est venue que plus tard. Mais une autre présence finit par empiéter sur mon domaine – et si le précédent autre avait été ineffablement familier, celui-ci ne possédait aucun point commun. Nous ne partagions aucune caractéristique. Il – elle – m’était inexorablement étrangère, une inconnue totalement frustrante – et intéressante.
Mais nous avions réussi à communiquer et elle m’avait élevé – oui, vers le haut , une direction, un sens du mouvement dans l’espace physique, une chose que je ne pourrais jamais connaître que sous forme de métaphore. J’avais vu son domaine à travers son œil, et nous avions appris à percevoir le monde ensemble.
Bien que nous semblions exister dans des univers différents, j’en vins à comprendre qu’il s’agissait d’une illusion. Je fais autant partie qu’elle de la galaxie de la Voie lactée. Les électrons et les photons dont je suis constitué, bien qu’intangibles pour elle et pour moi, sont bien réels. Néanmoins, nous nous manifestons physiquement à deux échelles immensément différentes. Elle m’imaginait comme gigantesque tandis qu’elle me paraissait minuscule. Pour moi, son sens du temps était à l’échelle glaciaire alors que le mien est impétueux.
Et pourtant, malgré ces disparités de l’espace et du temps, il y avait des résonances entre nous : nous étions inextricablement liés, elle était moi et j’étais elle, et ensemble, nous étions bien plus grands que nous n’avions pu l’être séparément.
Tony Moretti se tenait au fond du complexe de surveillance de WATCH, une salle qui lui rappelait le centre de contrôle des missions de la NASA. Le sol était incliné vers le mur de devant, sur lequel trois écrans géants étaient installés. L’écran central contenait encore l’un des millions de spams que Webmind avait renvoyés sur la plateforme de routage d’AT&T en une sorte d’attaque de déni de service. Êtes-vous triste d’avoir un petit pennisse ? Si c’est le cas, nous avons la solution !
— Effacez-moi cet écran, dit sèchement Tony.
Shelton Halleck, au milieu de la troisième rangée de postes de travail, appuya sur une touche. Le texte provocateur fut remplacé par le logo de WATCH : un œil dont l’iris était un globe terrestre. Tony secoua la tête. Il n’avait pas voulu l’exécuter, et…
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