Une voiture m’adressa un coup d’avertisseur ; je m’étais aventurée sur la chaussée, traversant sans m’en rendre compte, sans regarder.
« Excusez-moi », dis-je au conducteur qui me dévisageait d’un regard furibond.
Je ne vaux pas mieux que Tim, me rendis-je compte. Je ne serais d’aucune aide en Israël. Mais quand même, pensai-je encore, j’aimerais bien y aller.
Le mercredi soir, Tim vint me chercher au volant d’une Pontiac de location. Je portais une robe bustier noire et un petit sac en perles ; j’avais une fleur dans les cheveux, et Tim, qui me regardait tout en me tenant ouverte la porte de la voiture, me fit remarquer que j’avais l’air ravissante.
« Merci », dis-je en me sentant embarrassée.
J’avais choisi un restaurant chinois qui venait d’ouvrir sur University Avenue. Je n’y étais jamais allée, mais des clients de Musik Shop m’avaient dit que c’était ce qu’il y avait de mieux comme nouvel endroit où manger en ville.
« Vous avez toujours eu ce genre de coiffure ? » s’enquit Tim pendant que l’hôtesse nous menait à notre table.
« Je me la suis faite pour ce soir », expliquai-je. Je lui fis voir mes boucles d’oreilles. « Jeff me les avait données il y a des années. D’habitude je ne les mets pas ; j’ai toujours peur d’en perdre une.
— Vous avez un peu maigri. » Il écarta ma chaise pour que j’y prenne place et je m’assis avec nervosité.
« C’est le travail. Je passe des commandes jusque tard dans la soirée.
— Que devient le cabinet d’avocats ? »
Je rectifiai : « Je dirige un magasin de disques.
— Ah ! oui, fit Tim. Vous m’aviez procuré cet album de Fidelio. Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions de l’écouter… » Il ouvrit alors son menu et s’absorba dans sa lecture, détournant son attention de moi. Comme cette attention se disperse rapidement, pensai-je. Ou plutôt altère son centre d’intérêt. Ce n’est pas l’attention qui change ; c’est l’objet de cette attention. Il doit vivre dans un monde perpétuellement changeant, comme le flux d’Héraclite.
J’étais contente de voir Tim porter ses vêtements ecclésiastiques. Est-ce que c’est légal ? me demandai-je. Ma foi, ce n’est pas mon affaire. Je pris mon menu. C’était de la cuisine de style mandarin, pas de la cantonaise ; ce ne serait pas douceâtre mais épicé et pimenté, avec beaucoup d’amandes et de noisettes. J’en avais l’eau à la bouche, et j’étais très heureuse de me retrouver en compagnie de mon ami.
« Angel, déclara Tim à brûle-pourpoint, venez avec moi en Israël.
— Quoi ? m’exclamai-je en le dévisageant.
— Vous serez ma secrétaire. »
Les yeux toujours fixés sur lui, je dis : « Je prendrais la place de Kirsten, vous voulez dire ? » Je me mis alors à trembler. Un serveur se présenta ; je lui fis signe de s’éloigner.
« Bonsoir. Est-ce que vous aimeriez prendre un cocktail ? » demanda le serveur, ignorant mon geste.
« Partez », lui dis-je d’une voix menaçante. « Quel casse-pieds, dis-je à Tim. Mais de quoi parlez-vous ? Quel genre de… ?
— Vous seriez ma secrétaire, rien d’autre. Je ne pensais pas à des rapports personnels. Qu’alliez-vous imaginer ? Que je vous demandais de devenir ma maîtresse ? J’ai simplement besoin de quelqu’un pour faire le travail de Kirsten ; je m’aperçois que je ne m’en sors pas sans elle.
— Bon Dieu ! m’exclamai-je. Je croyais effectivement que vous me proposiez de coucher avec vous.
— C’est absolument hors de question », répondit Tim de son ton sévère et ferme qui signifiait qu’il ne plaisantait pas. Et même qu’en fait il désapprouvait. « Je vous considère toujours comme ma belle-fille.
— Je ne peux pas, puisque je dois m’occuper du magasin de disques.
— Mon budget me permet pas mal de dépenses ; je peux sans doute vous payer aussi bien que votre cabinet d’avocats… » Il se reprit. « Que votre magasin de disques.
— Laissez-moi le temps d’y réfléchir. » Je fis un nouveau signe au serveur pour le faire venir. « Un martini gin, lui dis-je. Rien pour l’évêque. »
Tim eut un sourire désabusé. « Je ne suis plus évêque, observa-t-il.
— Non, fis-je. Je ne peux pas aller en Israël avec vous. J’ai trop de liens qui me retiennent ici. »
D’une voix calme, Tim déclara : « Si vous ne m’accompagnez pas, jamais je ne… » Il s’interrompit. « J’ai revu le Dr Garret, reprit-il. Récemment. Jeff est revenu une nouvelle fois de l’autre monde. Il dit que, si je ne vous emmène pas en Israël avec moi, je mourrai là-bas.
— C’est de l’absurdité pure et simple, lançai-je. De l’idiotie absolue. Je croyais que vous aviez renoncé à tout ça.
— Il s’est produit encore d’autres phénomènes. » Il n’entra pas dans les détails ; je vis que son visage était tendu et pâle.
J’allongeai le bras pour prendre la main de Tim. « Ne parlez pas avec Garret. Parlez avec moi. Moi, je vous dis : Partez en Israël et envoyez promener cette vieille bonne femme. Ce n’est pas Jeff qui s’exprime ; c’est elle. Vous le savez bien.
— Les pendules, dit Tim. Elles se sont toutes arrêtées à l’heure de la mort de Kirsten.
— Ce n’est pas une raison pour…
— Je pense que ce sont eux deux, poursuivit Tim.
— Allez en Israël, insistai-je. Parlez avec les gens de là-bas, avec les citoyens d’Israël. S’il a jamais existé des gens ancrés dans la réalité…
— Je n’en aurai pas beaucoup le temps. Je dois aller directement jusqu’au désert de la mer Morte et trouver le wadi. Je dois être revenu à temps pour rencontrer Buckminster Fuller. Je crois que c’est bien ce nom-là, celui de l’homme avec qui j’ai rendez-vous. » Il tapota son veston. « C’est écrit dans mon agenda. » Sa voix s’estompa.
« J’avais l’impression que Buckminster Fuller était quelqu’un de mort, dis-je.
— Non, vous vous trompez, bien sûr. » Il me regarda ; je lui rendis son regard, puis, peu à peu, nous nous mîmes tous deux à rire.
« Vous voyez ? » fis-je en lui tenant toujours la main. « Je ne vous serais d’aucune aide.
— Ils disent que si, objecta Tim. Jeff et Kirsten.
— Tim, protestai-je, souvenez-vous de Wallenstein.
— J’ai le choix, dit Tim d’une voix basse mais claire et vive, entre croire à une chose impossible et stupide, d’une part, et… » Il se tut.
« Et ne pas y croire, complétai-je.
— Wallenstein a été tué, dit Tim.
— Personne ne va vous tuer.
— J’ai peur, continua-t-il.
— Tim, repris-je, cette saloperie d’occultisme est la pire des choses. Je le sais. Croyez-moi. C’est ce qui a tué Kirsten. Vous l’aviez compris le jour où elle est morte ; vous vous rappelez ? Vous ne pouvez pas revenir à toutes ces imbécillités. Vous reperdriez tout le terrain que…
— Mieux vaut être un chien vivant, dit Tim d’une voix grinçante, qu’un lion mort. Je veux dire qu’il vaut mieux croire à une absurdité que d’être réaliste, sceptique, scientifique et rationnel et d’aller mourir en Israël.
— Alors, n’y allez pas, tout simplement.
— Ce que j’ai besoin de savoir est là-bas au wadi. Ce que j’ai besoin de trouver. L’anokhi, Angel ; le champignon. Il est quelque part là-bas et ce champignon est le Christ. Le véritable Christ, pour qui parlait Jésus. Jésus était le messager de l ’anokhi qui est le vrai pouvoir saint, la vraie source. Je veux le voir ; je veux le trouver. Il pousse dans les grottes. Je le sais.
— Non, il y poussait autrefois.
— Il est là-bas maintenant. Le Christ est là-bas maintenant. Le Christ a le pouvoir de briser l’étreinte du destin. Ma seule chance de survivre, c’est que quelqu’un brise l’étreinte du destin et me permette d’y échapper ; sinon, je suivrai la même voie que Jeff et Kirsten. C’est ce que fait le Christ ; il désarçonne les anciennes puissances planétaires. Saint Paul le mentionne dans ses Lettres de captivité… Le Christ s’élève de sphère en sphère. » À nouveau sa voix se réduisit à un murmure morne.
Читать дальше