– Oui, je suis là. Il doit y avoir une erreur. Je ne crois pas que Sophia ait eu un accouchement. Ce matin, vous dites ?
– C’est ça.
– Excusez-moi. Votre nom, déjà ?
– Laissez tomber. Ce n’est pas grave. Ça ne fait rien.
* * *
Au commissariat central, je passe d’un pas vif devant un trio de Coupes-en-Brosse dans la salle de pause, qui traînent devant le distributeur de Coca en riant comme des étudiants chahuteurs. Je n’en reconnais aucun, et ils ne me reconnaissent pas non plus. Parmi eux, je garantis qu’aucun ne pourrait citer le Farley et Leonard de mémoire, ni même le Code criminel du New Hampshire, ni même la Constitution des États-Unis.
Une fois arrivé dans notre bureau, j’expose mes découvertes à l’inspecteur Culverson : je lui parle de la maison, du Chère Sophia , des conclusions du docteur Fenton. Il m’écoute patiemment, les doigts joints en pointe, puis ne dit rien pendant un long moment.
– Eh bien, tu sais, Henry, commence-t-il lentement.
Cela me suffit déjà, je n’ai pas envie d’entendre la suite.
– Je sais de quoi ça a l’air, dis-je. Vraiment, je sais.
– Écoute. C’est ton affaire, pas la mienne. (Il incline très légèrement la tête en arrière.) Si tu sens que tu dois la résoudre, alors tu dois la résoudre.
– Je le sens, inspecteur. Franchement.
– Alors d’accord.
Je reste assis un instant, puis je regagne mon bureau et décroche le téléphone fixe pour commencer à chercher ce crétin de Derek Skeve. D’abord, je repasse les appels que Nico a déjà passés : les bars et les hôpitaux. Je joins la prison des hommes et la nouvelle annexe de la prison des hommes, je joins le bureau du shérif de Merrimack County, je joins les admissions de l’hôpital de Concord, de l’hôpital du New Hampshire et de tous les autres hôpitaux que je connais dans trois comtés à la ronde. Mais personne ne l’a vu passer, personne ne correspond à son signalement.
Dehors, il y a un gros attroupement de fous de Dieu sur la place, qui fourrent leurs tracts dans les mains des passants en psalmodiant que la prière est tout ce qui nous reste, que la prière est notre seul salut. Je les salue du menton sans m’en mêler et je passe mon chemin.
* * *
Et maintenant, je suis couché et je ne dors pas parce que nous sommes mercredi soir, et que c’est mardi matin que j’ai regardé pour la première fois dans les yeux morts de Peter Zell, ce qui signifie qu’il a été tué à un moment quelconque lundi soir, et que cela fait peut-être presque quarante-huit heures qu’on l’a tué, à moins que les quarante-huit heures soient déjà écoulées. Quoi qu’il en soit, ma fenêtre de tir se referme et je suis très loin d’avoir identifié et appréhendé son assassin.
Je suis donc allongé sur mon lit et je contemple le plafond en serrant et desserrant les poings, après quoi je me lève, j’ouvre les stores et je regarde par la fenêtre, vers les ténèbres embrumées, par-delà les quelques étoiles visibles.
– Tu sais ce que tu peux faire, toi ? dis-je à mi-voix, en tendant un doigt vers le ciel. Tu peux aller te faire foutre.
Deuxième partie
Probabilités non négligeables
Jeudi 22 mars
Ascension droite : 19 05 26,5
Déclinaison : – 34 18 33
Élongation : 79.4
Delta : 3,146 ua
– Debout, mon grand. Il est l’heure de se réveiller.
– Allô ?
Hier soir, avant d’aller me coucher, j’ai débranché mon téléphone fixe et laissé mon portable sur vibreur, si bien que cette fois mon doux rêve d’Alison Koechner a été interrompu non par la clameur infernale du fixe, Maïa hurlant dans les vitres et incendiant le monde entier, mais par une faible vibration contre la table de chevet, une sensation qui s’est insinuée dans mon rêve en adoptant la forme d’un chat ronronnant tranquillement sur les genoux d’Alison.
Et en ce moment, Victor France me roucoule dans l’oreille.
– Ouvre tes petits yeux, mon chouchou. Ouvre grand ces jolies mirettes, Joe-la-Moustache.
J’entrouvre mes jolies mirettes. Je ne vois que du noir. La voix de France susurre, grotesque et insistante. Je me réveille tout à fait et abandonne à regret une dernière image d’Alison, radieuse dans le salon brun-rouge de notre maison en bois, à Casco Bay.
– Désolé de te réveiller, Palace. Oh, attends ! Non, en fait, je ne suis pas désolé du tout !
Sa voix se dissout dans un étrange petit rire. Il est défoncé à quelque chose, aucun doute là-dessus. Peut-être à la marijuana, peut-être à autre chose. Perché comme un satellite, comme disait mon père.
– Non, décidément, pas désolé du tout.
Je bâille, fais craquer ma nuque, et regarde l’heure : 3 h 47.
– Je sais pas comment tu dors ces temps-ci, l’inspecteur, mais moi, pas trop bien, personnellement. Chaque fois que je suis sur le point de m’écrouler, je me dis : attention, Vic mon pote, ce sont des heures perdues. Des heures en or qui partent à la poubelle.
Assis tout droit dans mon lit, je cherche à tâtons l’interrupteur de ma lampe de chevet et attrape mon cahier bleu et mon stylo en pensant : il a quelque chose pour moi . Il n’appellerait pas à cette heure-ci s’il n’avait rien à me donner.
– Je compte les jours, chez moi, t’imagines ? J’ai une grande affiche avec tous les jours qui restent, et j’en barre un tous les matins.
Derrière son monologue éraillé, on entend le staccato et les notes de clavier robotiques d’une musique électronique, et un grand nombre de voix chantant et braillant par-dessus. Victor fait la fête dans un hangar ou un entrepôt quelconque, probablement le long de Sheep Davis Road, bien à l’est de la ville.
– C’est comme un calendrier de l’avent, tu vois ce que je veux dire, mon pote ? (Il prend alors une voix grave de narrateur de film d’horreur.) Le calendrier de l’avent… des damnés .
Il rit, tousse, ricane encore. Décidément, ce n’est pas de la marijuana. Je pense plutôt à de l’ecstasy, même si je frémis rien qu’en pensant à ce qu’il a dû faire pour s’en procurer, les prix des produits synthétiques étant ce qu’ils sont.
– Vous avez des infos à me donner, Victor ?
– Ha ! Palace ! (Rire, toux.) C’est une chose que j’apprécie chez toi : t’es cash.
– Alors, vous avez quelque chose pour moi ?
– Oh, t’es pas croyable.
Il rit encore, se tait, et je l’imagine, agité de tics, avec ses bras maigres et crispés, son sourire moqueur. Dans le silence, on n’entend plus que la musique drum and bass derrière lui, aigrelette et lointaine.
– Ouais, finit-il par lâcher. J’ai quelque chose. J’ai trouvé, pour ton pick-up. Pour tout te dire, j’avais déjà l’info hier, mais j’ai attendu. J’ai attendu d’être certain de te réveiller, et tu sais pourquoi ?
– Parce que vous me détestez.
– Gagné ! braille-t-il avec un nouveau ricanement. Je te hais ! T’as de quoi noter, p’tit cul ?
D’après Victor France, le pick-up rouge orné d’un drapeau a été modifié de manière à rouler à l’huile de récup par un mécanicien croate nommé Djemic, qui tient un petit atelier près des ruines carbonisées du concessionnaire Nissan, dans Manchester Street. Je ne connais pas l’endroit dont il parle, mais ce sera facile à trouver.
– Merci, Victor. (Complètement lucide, à présent, je note à toute vitesse, c’est génial, bon sang de bois, et je suis envahi par une bouffée d’enthousiasme et même d’affection pour Victor France.) Merci, vieux, c’est super. Vraiment, merci. Retourne faire la fête, va.
Читать дальше