Une fois ma prise de notes terminée, arrivé au mur de brique qui se dresse au bout de l’histoire, je retourne à la Régulation m’asseoir à côté de Nico. Elle se moquerait de moi si elle me voyait. Elle me dirait de ne pas me prendre la tête, de retourner boire des bières avec les beaufs de l’autre jour, de manger encore du poulet.
J’allume la console Radiocommand, et des prières viennent emplir la pièce : une chorale gospel chantant la Terre promise dans un luxe d’harmoniques, transmettant vers Dieu et même au-delà sur la bande 600 MHz. J’imagine une église quelque part, des portes barricadées, des rideaux occultants couvrant les vitres, une congrégation joyeuse et affamée chantant à tue-tête jusqu’au jour J. Jusqu’à la Terre promise. Je presse le bouton scan et tombe sur quelqu’un qui se proclame président des États-Unis d’Amérique, annonçant fièrement que toute cette histoire n’était qu’un test de résilience du peuple américain et que, bonne nouvelle, nous avons triomphé de l’épreuve. Tout va bien, les gens. C’est fini.
Je change de station. Et encore. Des voix vacillantes, des crépitements, ne buvez pas l’eau du déversoir de la muskingum , puis un adolescent éméché en extase : « J’sais pas où vous êtes, bande de branleurs, mais nous tous on est dans le magasin Verizon du centre commercial de Crestview Hills, Kentucky ! Alors tous ceux qui veulent se déchirer la tronche avec nous, bougez-vous le cul et ramenez-vous… »
C’est idiot de continuer à écouter des inconnus. Je ferais mieux de ne pas gaspiller la batterie ; je ferais mieux de ne pas gaspiller mon temps. J’appuie sur scan juste encore une fois, la dernière, et je capte une voix basse et pressée, au point que je dois me rapprocher du haut-parleur pour entendre ce qu’elle dit.
« … Je répète, je suis dans ma voiture et je roule vers le sud sur la Route 40, si tu me reçois et que tu m’aimes encore, je serai à Norman à 5 heures demain, oui, demain… Je répète, je suis dans la voiture, sur l’autoroute, et je t’aime. Je, euh… »
La voix s’abîme dans le silence, dans la rumeur du vent de la route. J’attends un instant en retenant mon souffle, puis j’éteins, au moment précis où le marteau-piqueur redémarre enfin, régulier et sûr entre les mains de Cortez, au bout du couloir. Il l’a réparé. Il gère.
Cela reste difficile de se figurer, de croire que le monde en est arrivé là. Que parmi tous les mondes et toutes les époques où j’aurais pu naître, où j’aurais pu être policier, voilà l’époque et le monde que j’ai reçus en partage.
Je retourne vers ma sœur, regarde de nouveau son visage, la chair saccagée de sa gorge. « On s’est fait avoir, Nic. On s’est fait entuber. »
Je commence à remonter la bâche sur sa tête, mais soudain je m’arrête et continue de la tenir en l’air comme une couverture.
C’est la plaie. C’est sa gorge.
Peut-être n’ai-je pas assez bien regardé dans les bois, peut-être étais-je trop perturbé, ou c’est peut-être que maintenant je bénéficie de l’expérience d’avoir observé Jean pendant une demi-heure, de l’avoir vue parler, d’avoir étudié sa gorge. Là-bas dans les bois, au premier coup d’œil, il m’était apparu évident que ces deux plaies étaient les mêmes : deux filles, la gorge tranchée, la victime n° 1 et la victime n° 2, la plaie n° 1 et la plaie n° 2.
Mais ce n’est pas le cas. La blessure de Nico est pire, bien pire. Ce qui est logique, évidemment, vu qu’elle est morte et Jean non. Je me penche tout près, suis du bout du doigt la ligne de l’agression. À mieux y regarder, ce n’est pas une coupure mais un ensemble de coupures, une masse de lacérations superposées, formant un V grossier sous le menton de la victime, pointe en bas. Avec l’autre plaie, il y avait du sang, il y avait le rose à vif du muscle exposé, mais ici, sur cette seconde victime, l’entaille est plus profonde : sous le sang de la jugulaire et les couches déchiquetées de la gorge, on aperçoit la couleur coquillage de l’os, la tuyauterie blanchâtre de la trachée. La profondeur de la plaie et son désordre semblent indiquer qu’elle s’est débattue, qu’elle a bougé pendant tout le temps de l’attaque, essayé de se défendre, d’échapper à ce qui lui arrivait.
Je ferme les yeux pour mieux me figurer la blessure de Jean, celle que je viens de regarder pendant qu’elle racontait péniblement son histoire, une plaie plus nette – une estafilade unique, indiquant une lutte minime ou pas de lutte du tout, contrairement à ce que peuvent faire penser les bleus et les lacérations de son visage.
Donc… alors… bon – je me lève, marche en un cercle serré –, donc elle s’est défendue, Jean se débat mais elle est capturée et maîtrisée. Disons, une pilule ou des pilules, disons que l’agresseur lui enfonce quelque chose dans la bouche, lui couvre le nez avec ses mains et la force à avaler.
Non, attends… je m’arrête, tape de la main contre le mur, réfléchis plus vite, Palace, réfléchis mieux. Nous sommes dans un scénario rapide, ici, la victime n° 2 – Nico – est déjà en train de filer dans les bois, je suis le tueur et il faut que je la rattrape, je ne peux pas la laisser partir. Je la frappe avec quelque chose. La fais tomber. Jean est par terre dans la boue – inconsciente ? –, un coup de lame rapide et fluide lui tranche la gorge, et je me lance à la poursuite de la victime n° 2, à la poursuite de Nico Palace qui court, hors d’haleine, en sandales, à travers bois.
J’ai inspecté le corps de Jean pendant qu’elle dormait, alors qu’elle était encore Lily, j’ai cherché une trace de trauma dans son cuir chevelu, sûrement.
Mais elle était… elle était immobile. Des cachets ou une piqûre ou un coup de marteau à la tempe, elle ne bougeait pas quand on l’a égorgée, et Nico, si.
Je prends conscience que je suis pantelant, tout en faisant les cent pas, horrifié. Il est là, quelque part, le cœur noir du ciel, et il arrive à toute vitesse.
Concentre-toi Palace, mais je ne peux pas, mais il le faut. Continue.
Le tueur rattrape la pauvre Nico dans la seconde clairière, de tout son poids il la plaque au sol, et elle est terrifiée, elle est éveillée, elle se tortille, alors il l’attrape par derrière et lui poignarde la gorge jusqu’à la rendre béante.
Je tremble, comme si j’y étais, comme si je faisais partie de la scène, comme si c’était moi qui égorgeais ou qui étais égorgé.
Et il y a autre chose. Je me retourne, dos à la fenêtre, regarde ma sœur encore une fois en chassant des larmes de mes yeux, et je sens ma bonne main, la main du couteau, se serrer et se desserrer. Il y a autre chose.
Dans le désordre et les tissus sanguinolents de la plaie, il y a quelque chose… je me baisse, me penche, sors mon mètre ruban et, en murmurant des excuses à Nico, après tout ce qu’elle a souffert, en murmurant « mince alors » et « oh putain », je soulève de petites portions de sa peau lacérée, millimètre par millimètre, et, oui, je continue à en trouver : des coupures plus petites le long de la grande, des lignes minuscules comme des pattes d’insecte. Je déplace ma loupe le long de la gorge, et obtiens confirmation que ces coupures plus petites sont régulièrement espacées, tous les huit millimètres environ, sur toute la longueur de la plaie.
Des incisions superficielles parallèles, des deux côtés de la coupure. Le Dr Fenton dirait que rien n’est certain, que la certitude c’est bon pour les écoliers et les magiciens, mais que des incisions superficielles parallèles sur les deux bords d’une plaie donnent fortement à penser que l’arme utilisée était une lame dentée.
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