Jean s’esclaffe. « Oh, elle ne s’en servait pas beaucoup. Elle trouvait ça assez crétin. Mais son nom de code, c’était Isis. »
Mes yeux se rouvrent d’un coup. « Isis ? Comme la chanson de Dylan ?
— Ah, ça, je n’en sais rien. C’est de là que ça vient ?
— Oui. Oui, c’est de là que ça vient. »
Je savoure cette agréable miette d’information pendant un petit instant, un demi-moment, avant que nous attaquions le plus dur. Ça va secouer, maintenant, mais il le faut. Le temps passe. Et nous ne pouvons plus aller que de l’avant.
« Alors, Jean. Donc, Hans-Michael Parry n’est jamais arrivé. Et une décision a été prise. » Je la regarde droit dans les yeux. « Astronaut a pris une décision.
— Je suis fatiguée, dit Jean, en posant son gobelet avec tant de précipitation qu’il se renverse et que l’eau se répand autour. J’aimerais bien qu’on s’arrête un peu.
— Non. » Elle tressaille comme si je venais de la gifler. « Tu vas m’écouter. Écoute. Parry n’est pas venu. Et une fois que tout le monde a compris qu’il n’arriverait jamais, Astronaut a pris la décision d’un déménagement en sous-sol. De tout descendre à la cave. Jean ? »
Elle ouvre la bouche pour répondre, mais le marteau-piqueur se met soudain à rugir, là-bas au bout du couloir, et le visage de la jeune fille se crispe de terreur. Elle referme la bouche au moment où la machine se tait de nouveau.
« Jean ? C’était ça, son plan ?
— Son plan. Son plan ! »
En lâchant ces mots, elle frissonne, violemment mais lentement, comme si elle mimait un frisson pour le théâtre : son visage, puis son cou, puis son dos et ensuite son torse, une vague de répulsion qui parcourt son corps entier.
« Lily ?
— Je ne m’appelle pas comme ça.
— Oh, pardon, Jean. Désolé.
— Je ne voulais pas qu’elle parte. Je le lui ai dit.
— Quoi ?
— Nico . On était en train de descendre, on faisait les derniers allers-retours, et elle, elle me sort : “Je me tire.”
— Pour aller chercher Parry toute seule.
— Exactement. Oui.
— Et il était quelle heure, à ce moment-là ? »
Elle me regarde, perplexe.
« Quelle heure ? » Je sais que c’était après la dispute entre Nico et Astronaut dans le couloir, et avant qu’Atlee ne scelle le sol du garage à 17 h 30. « Il était dans les 5 heures ?
— Aucune idée.
— Disons 5 heures. Elle te dit qu’elle s’en va, et toi, à ce moment-là, tu fais quoi ?
— Eh bien, je lui ai dit que c’était de la folie. »
Elle secoue la tête et, l’espace d’un instant, je vois, reflétée dans ses yeux, cette exaspération incrédule que j’ai ressentie mille fois, chaque fois que j’ai essayé de dire à Nico une chose qu’elle ne voulait pas entendre.
« Ça… ça n’a servi à rien. Je lui ai demandé : pourquoi veux-tu partir pour rien et te retrouver seule, alors qu’on peut rester tous ensemble ? Au moins ça, tu vois ? Rester ensemble.
— Mais elle est partie quand même.
— Oui. On a tout descendu au sous-sol, et je ne croyais pas qu’elle s’en irait vraiment, mais ensuite tout le monde a commencé à dire… elle est partie. Elle n’était plus là.
— Et tu l’as suivie ?
— Je… » Elle s’interrompt ; ses sourcils se froncent ; ses yeux s’embuent. « Je… oui. »
Je me lève. « Jean ? Tu l’as suivie.
— Oui. Il le fallait, tu comprends ? Je devais le faire. C’était mon amie. »
Je l’emmène le plus loin possible dans ce souvenir, je la tiens par la main et l’entraîne sur les rochers glissants, vers les eaux dangereuses.
« Il fallait que tu l’empêches de partir, mais là il y a eu quelqu’un d’autre. Quelqu’un t’a suivie, toi . Jean ?
— Je ne me souviens pas.
— Si, tu te souviens, Jean. Tu te souviens. »
Sa bouche s’ouvre toute seule, ses yeux s’agrandissent, puis elle secoue de nouveau la tête, le regard fixé sur un point en l’air entre nous. « Je ne me souviens pas. »
Si, elle se souvient, elle revoit quelque chose – quelqu’un –, je le lis dans ses yeux. Je me penche en avant pour l’agripper à deux mains mais elle se tortille, m’esquive.
« Jean, continue de parler. Jean, reste avec moi. Tu as voulu l’arrêter mais quelqu’un vous a suivies. »
Mais elle est partie, elle a terminé, elle retombe sur le lit et plaque les mains sur sa figure, pendant que j’insiste : « Jean ! Jean. Quelqu’un vous a surprises dehors. Avec un couteau. »
Elle pousse un petit cri, une expiration brusque, puis presse une main sur ses lèvres. Et de nouveau je l’attrape, par les deux épaules, et je la soulève, et mon masque d’indifférence, mon calme de policier complètement bidon, est en train de fondre, atteint par la chaleur : c’est insupportable, il faut que je sache.
« Quelqu’un vous a couru après et vous a attaquées avec un couteau, et ce quelqu’un a tué ma sœur. »
Elle secoue vigoureusement la tête, garde la main plaquée sur sa bouche, comme s’il y avait un démon à l’intérieur, quelqu’un essayant de se libérer pour ravager le monde.
« C’est Astronaut ? »
Les paupières serrées, le corps tremblant.
« Ou un inconnu ? Un homme petit, avec des lunettes noires ? Une casquette de base-ball ? »
Elle roule sur elle-même, me tourne le dos. Je voudrais pouvoir présenter une photo de lui – la poser sur le lit, Jordan avec son rictus et ses Ray-Ban ridicules, voir la tête de Jean découvrant la photo. Mais c’est trop tard, elle s’est volatilisée, elle n’est plus là, elle détourne ses pensées de ce qu’elle ne veut pas voir. Sa main est toujours plaquée sur sa bouche, son corps tourné de côté, et elle reste prostrée sur le fin matelas, muette, terrifiée, inutile.
« Allez, quoi ! » Je donne un coup de pied dans le matelas, qui bouge avec elle dessus. « Allez, allez, allez ! »
« Isis », bien sûr, est la deuxième piste de l’album de 1976 intitulé Desire , et pendant une brève période, lorsque j’avais quinze ou seize ans, ce fut ma chanson préférée de Dylan. C’est vers cette époque que Nico a trouvé un journal intime dans lequel j’avais soigneusement dressé la liste de mes vingt chansons favorites de Dylan, toutes annotées avec l’année de sortie et les noms des musiciens. Nico a trouvé quelque chose d’hilarant à cet exercice fastidieux, et a couru dans toute la maison, morte de rire, lançant mon carnet et le rattrapant comme un chimpanzé.
C’est curieux d’y repenser maintenant, de penser à celui que j’étais alors, de me dire qu’à un moment donné « Isis » a été ma chanson préférée de Dylan. De nos jours, ce n’est sans doute même plus mon morceau préféré sur l’album Desire . Mais Nico n’a aucune raison de le savoir, et je crois qu’il est au moins possible, voire probable, qu’elle ait choisi ce nom de code parce qu’elle savait qu’à un moment donné, d’une manière ou d’une autre, j’apprendrais son existence. Qu’elle l’ait laissé derrière elle, non pas comme un indice, un caillou de Petit Poucet tel que la fourchette tordue dans le distributeur ou le mégot d’American Spirit, mais plutôt comme une sorte de cadeau. À moins qu’elle l’ait choisi simplement parce que cela la faisait rire, parce que divers aspects de ma personnalité la font rire, et cela aussi, à ce stade, est une sorte de cadeau.
Je longe le couloir jusqu’au petit bureau de l’inspecteur Irma Russel, où je rouvre son lourd registre relié de cuir, arrache seize pages blanches de la fin et les plie avec soin pour former un cahier, puis je passe une bonne demi-heure à y consigner tout ce que m’a raconté Jean avant de se refermer, de s’absenter, de s’éteindre. La manière dont elle est arrivée dans le groupe ; les noms, âges approximatifs et descriptions physiques de ses compagnons conspirateurs ; la manière dont ses traits se sont brouillés et affolés à la simple mention du nom « Astronaut ». Le récit du départ de Nico, de sa course pour la rattraper…
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