Elle commence à comprendre pour la première fois que lorsque la bête est sortie de la cage, elle peut mordre n’importe qui, n’importe où, pensa Big Jim. Mais ne t’en fais pas, Julia, je m’occuperai de toi, comme je l’ai toujours fait. Il faudra peut-être que tu la mettes en veilleuse dans ton casse-pieds de torchon, mais n’est-ce pas un bien petit prix à payer pour ta sécurité ?
Bien sûr que si. Et si elle s’entêtait…
« Parfois, il arrive des trucs », dit Big Jim. Il se tenait au coin de la rue, mains dans les poches, souriant. Et quand il entendit les premiers cris… puis le bruit du verre brisé… les coups de feu… son sourire s’agrandit. Il arrive des trucs n’était pas exactement l’expression qu’avait employée Junior, mais elle était assez proche de…
Son sourire se transforma en froncement de sourcils lorsqu’il repéra Brenda Perkins. La plupart des gens qu’il apercevait sur Main Street se dirigeaient vers le Food City pour voir à quoi rimait tout ce tapage, mais Brenda, elle, remontait Main Street. Peut-être même avait-elle l’intention de pousser jusqu’à la maison Rennie… ce qui ne présageait rien de bon.
Qu’est-ce qu’elle pourrait bien me vouloir, ce matin ? qu’est-ce qui pourrait être si important qu’elle en néglige une émeute au supermarché local ?
Il était parfaitement possible que cela fût la dernière chose que Brenda eût à l’esprit, mais le radar de Big Jim émettait ses bips tandis qu’il la surveillait attentivement.
Brenda et Julia étaient sur des trottoirs opposés. Julia essayait de courir tout en remontant la courroie de son appareil photo. Brenda étudiait la masse rouge inélégante du Burpee’s, le « Grand Magasin » de Chester’s Mill. Un sac à commissions en toile lui battait le genou.
Une fois à la hauteur du Burpee’s, Brenda essaya la porte, qu’elle trouva fermée. Elle recula de quelques pas et regarda à droite et à gauche, comme font les gens se heurtant à un obstacle inattendu les obligeant à changer de plan, et qui se demandent ce qu’ils doivent faire. Elle aurait encore pu voir Julia Shumway si elle s’était retournée, mais elle ne le fit pas. Brenda regarda donc à droite et à gauche, puis de l’autre côté de Main Street, vers les bureaux du Democrat .
Après un dernier coup d’œil au Burpee’s, elle traversa la rue et essaya la porte du Democrat , qu’elle trouva évidemment fermée — Big Jim avait vu Julia donner un tour de clef. Brenda insista, secouant même la poignée. Elle frappa. Tenta de regarder à l’intérieur. Puis elle recula, mains sur les hanches, le sac pendant à son poignet. Quand elle reprit son chemin sur Main Street — d’un pas plus lent, ne regardant plus autour d’elle —, Big Jim battit en retraite jusqu’à chez lui d’un pas vif. Il ignorait pourquoi il n’avait pas envie d’être vu en train d’observer Brenda Perkins… mais il fallait qu’il sache. On n’avait plus qu’à agir par instinct quand on sentait le truc . C’était la beauté de la chose.
Ce qu’il savait, en revanche, était que si Brenda venait frapper à sa porte, il serait prêt à la recevoir. Peu importait ce qu’elle voulait.
Barbie lui avait demandé d’apporter le dossier papier, dès le lendemain matin, à Julia Shumway. Mais les bureaux du Democrat étaient fermés. Julia devait très certainement se trouver au supermarché où régnait elle ne savait quelle pagaille, ainsi que Pete Freeman et Tony Guay, probablement.
Du coup, que devait-elle faire du dossier ? S’il y avait eu une boîte aux lettres, elle aurait pu y glisser l’enveloppe de papier kraft — mais il n’y en avait pas.
Brenda arriva à la conclusion que, soit elle essayait de trouver Julia au supermarché, soit elle retournait chez elle en attendant que les choses se calment et que Julia revienne dans ses bureaux. N’étant pas dans un état d’esprit particulièrement logique, aucune des deux solutions ne lui plaisait. D’un côté, elle n’avait pas envie de se retrouver au milieu de ce qui ressemblait de plus en plus à une émeute à grande échelle. De l’autre…
Oui, c’était clairement la meilleure solution. La solution intelligente. Tout vient à point à qui sait attendre n’avait-il pas été l’un des proverbes favoris de Howie ?
Si ce n’est qu’attendre n’avait jamais été le fort de Brenda. Et sa mère, elle aussi, avait eu un proverbe qu’elle aimait bien : Ne remettez pas au lendemain ce que vous pouvez faire le jour même . C’était ce qu’elle avait envie de faire maintenant. Se confronter à lui, l’écouter raconter n’importe quoi, nier, se justifier — puis lui donner le choix : démissionner en faveur de Dale Barbara, sinon ses faits et gestes criminels apparaîtraient dans The Democrat . Cette confrontation avait tout de la potion amère pour elle, et quand on doit prendre une potion amère, autant l’avaler aussi vite que possible puis se rincer la bouche. Elle avait dans l’idée de se rincer la sienne avec un double bourbon et elle n’attendrait même pas midi pour cela.
Sauf que…
N’y allez pas seule . Barbie lui avait aussi dit cela. Et quand il lui avait demandé en qui d’autre elle avait confiance, elle avait répondu : Romeo Burpee. Mais Burpee aussi avait fermé boutique. Qu’est-ce qui lui restait ?
La question était de savoir si Big Jim oserait ou non s’en prendre physiquement à elle ; Brenda pensait que la réponse était non. Elle se croyait à l’abri d’une agression physique de la part de Big Jim, en dépit des inquiétudes que nourrissait Barbie — des inquiétudes qui étaient, au moins en partie, très certainement la conséquence de son expérience de soldat. Terrible erreur de calcul de sa part, mais erreur compréhensible ; elle n’était pas la seule à s’accrocher encore à l’idée que le monde n’avait pas changé depuis le jour où le Dôme était tombé.
Ce qui ne résolvait toujours pas le problème du dossier VADOR.
Si Brenda avait davantage peur de la langue acérée de Big Jim que de ses poings, elle aurait été folle de se présenter à son domicile avec le dossier encore en sa possession. Il pouvait le lui arracher, même si elle lui disait que ce n’était qu’une copie. De ça , elle ne le croyait pas incapable.
À mi-chemin de Town Common Hill, elle arriva à Prestile Street en coupant par le parc. La première maison de la rue était celle des McCain. La suivante, celle d’Andrea Grinnell. Et Andrea avait beau subir la domination des deux hommes du conseil municipal, Brenda savait qu’elle n’aimait pas Big Jim. Assez bizarrement, c’était plutôt devant Andy Sanders qu’Andrea avait tendance à se faire toute petite ; pourtant, qu’on puisse prendre le premier conseiller au sérieux dépassait l’entendement de Brenda.
Il a peut-être une certaine emprise sur elle, fit la voix de Howie dans sa tête.
Brenda faillit éclater de rire. C’était ridicule. L’important, en ce qui concernait Andrea, était qu’elle s’était appelée Twitchell avant d’épouser Tommy Grinnell et que les Twitchell étaient réputés coriaces, même les plus timides. Brenda se dit qu’elle pouvait laisser l’enveloppe contenant le dossier VADOR chez Andrea… si du moins la maison n’était pas fermée et vide. Elle ne le pensait pas : il lui semblait avoir entendu dire qu’Andrea était couchée chez elle avec la grippe.
Brenda traversa Main Street, répétant ce qu’elle allait lui dire : Pouvez-vous garder ces documents pour moi ? Je reviens d’ici une demi-heure. Si jamais je ne reviens pas, confiez-les à Julia Shumway, au journal. Et veillez bien à ce que Dale Barbara soit au courant.
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