Ils raffermirent leurs jambes pendant quelques minutes tout en contemplant les étendues d’eau bleue. La construction la plus proche était un grand magasin isolé à deux cents mètres de là, et ces perspectives dégagées rappelaient à Kerans la description d’Hérodote sur les paysages égyptiens à la saison des crues, avec ses cités fortifiées comme les îles de la Mer Égée.
Riggs ouvrit son porte-cartes et en étala une, imprimée au polyéthylène sur le plancher de la cabine. Accoudé au hublot, il désigna du doigt l’endroit où ils étaient.
— Eh bien, Sergent, dit-il à Daley, il me semble que nous sommes à mi-chemin de Byrd. Nous n’avons pas fait grand-chose, si ce n’est user le moteur !
Daley hocha la tête, sa petite figure sérieuse cachée par les fibres de verre de son casque.
— Je pense, Sir, que notre seule chance est de prospecter à basse altitude les quelques parcours que nous aurons délimités. C’est notre seul espoir d’apercevoir quelque chose… un radeau, ou bien une tache d’huile…
— D’accord. Mais le problème, c’est… (Riggs tambourina la carte de sa canne) de savoir où il faut aller ! Hardman n’est certainement pas à plus de quatre ou cinq kilomètres de la base. Qu’en pensez-vous, Docteur ?
Kerans haussa les épaules.
— Je ne sais vraiment pas quels ont été les motifs de Hardman, Colonel. Ces derniers temps, il a été pris en charge par Bodkin. Peut-être…
Sa voix se mit à dérailler, et Daley coupa court en suggérant une autre idée pour détourner l’attention de Riggs. Pendant les cinq minutes qui suivirent, le colonel, Daley et Macready passèrent en revue tous les chemins que Hardman avait pu prendre, ne retenant que les cours d’eau les plus larges, comme si Hardman naviguait sur un bâtiment de guerre miniature. Kerans regardait autour de lui les eaux calmes dépasser le cinéma en ondulant. Le courant entraînait vers le nord quelques branches et touffes de mauvaises herbes et la lumière éblouissante du soleil masquait le fondu de la surface miroitante. L’eau venait clapoter contre le portique, à ses pieds, et ce battement résonnait sourdement contre son cerveau, rayonnait en ondes imagées dont le cercle, en s’élargissant, le traversait en sens contraire de son propre courant d’idées. Il examinait des petites vagues qui allaient successivement se briser sur le toit en pente et avait envie de laisser là le colonel, de pénétrer droit dans l’eau, pour s’y dissoudre, lui et les fantômes toujours présents qui l’attendaient, tels des oiseaux déguisés en sentinelles. Pénétrer dans la fraîche demeure magiquement calme, dans la mer lumineuse, la mer couleur d’un dragon vert, la mer hantée par les serpents…
Soudain, il sut, sans l’ombre d’un doute, quel était l’endroit où ils trouveraient Hardman.
Il attendit que Daley ait fini de parler :
— … Je connais le lieutenant Hardman, Sir, j’ai volé pendant cinq mille heures avec lui. Quelque chose a dû lui monter au cerveau, sûrement ! Il voulait retourner au Camp Byrd et il a jugé ne pas pouvoir attendre plus longtemps, même pas deux jours. Il se sera dirigé vers le nord et il doit se trouver quelque part le long de ces rivières à ciel ouvert, en dehors de la ville…
Riggs hocha la tête, l’air dubitatif. Il ne semblait pas du tout convaincu mais prêt à accepter l’hypothèse du sergent, à défaut d’une autre.
— Bon. Sans doute avez-vous raison. Il me semble que ça vaut le coup d’essayer. Qu’en pensez-vous, Kerans ?
Kerans secoua la tête.
— Colonel, ça ne sert absolument à rien de chercher dans ces secteurs au nord de la ville. Hardman n’a pas pu venir par ici : c’est trop dégagé et trop isolé. Je ne sais où il est allé, que ce soit à pied ou sur un radeau, à la rame, mais il ne s’est certainement pas dirigé vers le nord. Byrd est le dernier endroit au monde où il désire retourner. Il n’a pu prendre qu’une direction : le sud. (Il désigna la connexion de cours d’eau qui aboutissaient aux lagunes centrales, ramifications d’une énorme rivière qui coulait à cinq kilomètres environ au sud de la ville et dont le cours était dévié et bordé par des bancs de sable géants.) Hardman doit être quelque part le long de cette rivière, et je parierais qu’il attend dans une des petites criques que la nuit tombe pour partir.
Il fit une pause, et Riggs fixa attentivement la carte, abaissant sa casquette sur ses yeux pour bien se concentrer.
— Mais pourquoi au sud ? protesta Daley. Dès qu’on quitte la rivière on ne trouve rien d’autre que l’épaisseur de la jungle ou l’étendue de la mer. La température s’accroît sans cesse… Il va rôtir !
Riggs leva les yeux sur Kerans.
— Ce que dit le sergent Daley est juste, Docteur. Pourquoi Hardman aurait-il choisi d’aller au sud ?
Tout en regardant à nouveau au-delà de l’eau, Kerans répondit d’une voix égale :
— Colonel, il n’y a pas d’autre direction.
Riggs hésita, puis jeta un coup d’œil à Macready qui venait de quitter le groupe et se tenait aux côtés de Kerans. Sa grande silhouette voûtée se détachait sur l’eau comme celle d’une lugubre corneille. Il répondit à l’interrogation muette de Riggs par un signe de tête presque imperceptible. Daley lui-même posa le pied sur la marche pour rentrer dans la carlingue, prouvant par là qu’il acceptait la logique des arguments de Kerans et qu’il comprenait aussi les motifs de Hardman, parce que Kerans savait de quoi il parlait.
Trois minutes plus tard, l’hélicoptère fonçait à plein gaz vers les lagunes situées au sud.
Comme l’avait prédit Kerans, ils trouvèrent Hardman du côté des bancs de sable.
Ils descendirent à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau et se mirent à ratisser dans tous les sens les huit kilomètres de long de la rivière principale. Les énormes bancs de sable stagnaient à la surface ; on aurait dit les dos de cachalots jaunes. Partout où le courant de la rivière avait permis à la vase de se déposer, la végétation tropicale se déversait des toits et allait s’enraciner dans la glaise humide, s’emmêlant dans le marais pour le transformer en une masse inamovible. Par le hublot Kerans sondait du regard les plages étroites ombragées par les extrémités des branches d’arbres-fougères, guettant un signe qui révélerait la présence d’un radeau camouflé ou d’une hutte de fortune.
Au bout de trois minutes, après avoir soigneusement balayé une douzaine de fois la rivière sur toute sa longueur, Riggs tourna le dos au hublot en hochant tristement la tête.
— Vous avez sans doute raison, Robert. Mais ce que nous faisons n’aboutira à rien. Hardman n’est pas fou : s’il a décidé d’échapper à notre vue, nous ne le retrouverons jamais. Même s’il se penchait à une fenêtre pour nous faire signe, je vous parie à dix contre un que nous ne le verrions pas !
Pour toute réponse, Kerans grommela quelque chose et continua à scruter le paysage qu’ils survolaient. Chaque parcours augmentait chaque fois d’une centaine de mètres sur le précédent, à tribord ; aux trois derniers, il avait examiné attentivement l’immeuble en demi-cercle qui semblait être un grand bloc d’appartements ; celui-ci s’élevait à l’angle que formait la rivière avec la rive sud d’un petit ruisseau qui s’enfonçait dans la jungle environnante. Les huit ou neuf étages supérieurs du bloc émergeaient et portaient à l’intérieur un petit monticule de vase d’une couleur brune et terne. À la surface plusieurs petites mares peu profondes faisaient ruisseler de l’eau partout. Deux heures avant, le banc n’était qu’une couche de vase humide, mais vers dix heures, au moment où l’hélicoptère la survolait, la vase avait commencé à sécher et à se solidifier. Kerans, une main sur les yeux pour se protéger des reflets du soleil, crut apercevoir sur cette surface unie les fines traces de deux lignes parallèles, séparées d’environ deux mètres, qui allaient jusqu’au toit en saillie d’un balcon presque submergé. Ils se rapprochèrent très près de cet endroit et il essaya de voir quelque chose sous la dalle de béton, mais les odeurs de détritus et des rondins pourris lui nouèrent la gorge.
Читать дальше