Planteur ne dormait pas. Ses yeux étaient à moitié ouverts et fixaient le néant, mais ses lèvres bougeaient, et Miro savait qu’il parlait. Il se récitait des passages d’une des épopées de sa tribu. Parfois, il scandait des extraits de la généalogie de son peuple. Quand il avait commencé à le faire, Ela avait craint qu’il ne soit en train de délirer.
Mais il avait affirmé qu’il le faisait pour tester sa mémoire. Pour s’assurer qu’en perdant la descolada il ne perdait pas sa tribu, ce qui reviendrait à perdre sa propre personnalité.
En ce moment même, tandis que Miro augmentait le volume du casque incorporé à la combinaison, il écoutait Planteur raconter l’histoire de quelque terrible guerre avec la forêt de Trancheciel, « l’arbre qui appelait le tonnerre ». Au milieu de ce récit guerrier, une digression avait expliqué comment Trancheciel avait acquis son surnom. Cette partie de l’épopée semblait très ancienne, chargée de mythe – l’histoire magique d’un frère qui avait porté les petites mères jusqu’en un lieu où le ciel s’était déchiré et où les étoiles avaient dégringolé sur le sol. Miro avait beau être perdu dans ses pensées, préoccupé par les révélations de la journée – l’origine de Jane, la théorie du voyage supraluminique de Grego et d’Olhado –, il se surprit sans trop savoir pourquoi à écouter attentivement ce que disait Planteur. Et, lorsque l’histoire fut finie, Miro se sentit obligé d’intervenir :
— C’est une vieille histoire ?
— Très vieille, souffla Planteur. Tu écoutais ?
— La dernière partie.
Il pouvait mettre le temps qu’il voulait quand il parlait à Planteur, qui tolérait sans impatience aucune la lenteur de son débit – après tout, il n’allait nulle part –, à moins qu’il ne fût tout simplement trop fatigué pour prendre la peine de l’interrompre. Quoi qu’il en soit. Planteur laissait Miro finir ses phrases et lui répondait comme s’il l’avait écouté attentivement.
— Si j’ai bien compris, tu as dit que ce Trancheciel portait des petites mères sur lui ? demanda Miro.
— C’est exact, murmura Planteur.
— Mais il n’allait pas à l’arbre-père ?
— Non. Il portait des petites mères sur les saillies de son ventre, c’est tout. J’ai appris cette histoire il y a bien des années. Avant d’étudier la science des humains.
— Tu sais ce que je pense ? Que cette histoire date peut-être d’une époque où vous n’ameniez pas les petites mères à l’arbre-père. Où les petites mères ne se nourrissaient pas en suçant la sève à l’intérieur de l’arbre-mère. Au lieu de cela, elles restaient accrochées aux saillies de l’abdomen du mâle jusqu’à ce que les jeunes soient assez développés pour faire éclater le ventre de leur mère et continuer à sucer à sa place.
— C’est bien pour ça que je te l’ai récitée, dit Planteur. J’essayais d’imaginer comment les choses auraient pu se passer en supposant que nous étions intelligents avant l’arrivée de la descolada. Et j’ai fini par me rappeler cette portion de l’histoire de la guerre de Trancheciel.
— Qui est allé là où le ciel s’est ouvert.
— Là où la descolada est arrivée, d’une manière ou d’une autre, hein ?
— De quand date cette histoire ?
— La guerre avec Trancheciel date de vingt-neuf générations. Notre propre forêt n’est pas aussi ancienne. Mais nous reprenons des chants et des histoires qui nous viennent de la forêt de nos arbres-pères.
— Cette partie de l’histoire qui parle du ciel et des étoiles pourrait être beaucoup plus ancienne, n’est-ce pas ?
— Très ancienne. L’arbre-père Trancheciel est mort il y a bien longtemps. Il se peut qu’il ait déjà eu un âge très avancé à l’époque de la guerre.
— Penses-tu qu’il puisse s’agir là d’un souvenir du premier pequenino qui ait découvert la descolada ? Qu’elle ait été amenée sur cette planète par un vaisseau interstellaire et qu’il ait été témoin de la rentrée dans l’atmosphère de quelque navette spatiale ?
— C’est pour cela que j’ai récité cette histoire.
— Si elle est authentique, alors vous étiez manifestement intelligents avant l’arrivée de la descolada.
— Il ne reste rien de tout ça, dit Planteur.
— Il ne reste rien de quoi ? Je ne comprends pas.
— De nos gènes de cette époque. Il n’y a même pas moyen de savoir ce que la descolada nous a enlevé.
C’était la vérité. Chaque virus de la descolada avait beau contenir le code génétique complet de toutes les formes de vie indigène de Lusitania, ce n’était que le code génétique dans sa forme actuelle, sous contrôle de la descolada. On ne pourrait jamais reconstruire ou reconstituer le code dans l’état où il était avant la descolada.
— Tout de même, dit Miro, c’est troublant. Quand on pense que vous aviez déjà un langage, des chansons et des légendes avant le virus. Et peut-être, ajouta-t-il tout en sachant bien qu’il ne le devrait pas, que ça vous dispense de prouver l’autonomie de l’intelligence pequenino.
— Encore une tentative pour sauver les piggies, dit Planteur.
Une voix se fit entendre dans le haut-parleur. Une voix qui venait de l’extérieur de la pièce isolée.
— Tu peux partir maintenant, dit la voix d’Ela, qui normalement aurait dû dormir pendant le tour de garde de Miro.
— J’en ai encore pour trois heures, dit Miro.
— J’envoie quelqu’un.
— On peut lui trouver une combinaison, non ?
— Je veux que tu sortes d’ici, Miro, dit Ela d’un ton sans réplique.
En plus, c’était elle qui avait la responsabilité scientifique de l’expérience.
Lorsque Miro sortit, quelques minutes plus tard, il comprit ce qui se passait. Quara était là, glaciale, et Ela avait l’air au moins aussi furieuse. Manifestement, elles s’étaient encore disputées. Ce n’était pas une surprise. La surprise était de voir Quara dans ces lieux.
— Ce n’était pas la peine de te déranger, dit Quara dès que Miro émergea de la salle de décontamination.
— Je ne sais même pas pourquoi je suis sorti, dit Miro.
— Elle tient à avoir une conversation en tête à tête, dit Ela.
— Elle veut bien te faire sortir, dit Quara, mais elle ne débranchera pas le système de surveillance audio.
— Nous sommes censés enregistrer l’intégralité des conversations de Planteur. Pour tester sa lucidité.
— Ela, soupira Miro, grandis un peu !
— Quoi ! explosa-t-elle. Grandir un peu ! Moi ? Elle descend de son trône comme Nossa Senhora et débarque ici…
— Ela, dit Miro, tais-toi et écoute-moi. Quara est l’unique espoir que Planteur a de survivre à cette expérience. Peux-tu sincèrement dire que ce serait dévoyer l’expérience que de la laisser…
— Ça va, coupa Ela, qui avait déjà compris l’argument et s’inclinait. Elle est l’ennemie de tout être vivant intelligent sur cette planète, mais je couperai la surveillance audio parce qu’elle veut s’entretenir en privé avec le frère qu’elle est en train de tuer.
C’en était trop pour Quara.
— Rien ne t’oblige à couper quoi que ce soit pour moi, dit-elle. Je regrette d’être venue. C’était une erreur stupide.
— Quara ! hurla Miro.
Elle s’arrêta sur le seuil du laboratoire.
— Mets la combinaison et va parler à Planteur. Il n’a rien à voir avec elle.
Quara fusilla encore Ela du regard, mais elle se dirigea vers la salle de stérilisation d’où Miro venait de sortir.
Il se sentit grandement soulagé. Puisqu’il ne disposait d’aucune autorité, et que l’une comme l’autre étaient parfaitement capables de lui dire qu’il pouvait se mettre ses ordres là où il pensait, le fait qu’elles obéissent lui laissa entendre qu’elles en avaient vraiment l’intention. Que Quara voulait vraiment parler à Planteur. Et qu’Ela voulait vraiment qu’elle le fasse. Peut-être deviendraient-elles un jour assez mûres pour empêcher leurs querelles de mettre en danger la vie des autres. Il y avait peut-être encore de l’espoir pour cette famille.
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