Halleck, qui était sur le point de s’éloigner, s’arrêta net et ses yeux rencontrèrent ceux du Duc. « Vous prévoyez ce genre de difficultés. Mon Seigneur ? Je croyais que l’on avait désigné un Aritre du Changement. »
« Combat ouvert, combat clandestin, dit le Duc. Il y aura beaucoup de sang répandu ici avant que nous en ayons terminé. »
« Et l’eau de la rivière se changera en sang sur la terre sèche. »
Le Duc soupira. « Hâte-toi, Gurney. »
« Très bien. Mon Seigneur. (La cicatrice de vinence se plissa comme il souriait.) Voici l’âne sauvage du désert qui se rue vers son labeur ! » Et il s’éloigna rapidement vers ses hommes rassemblés au centre de la salle pour distribuer ses ordres.
Resté seul, Leto hocha la tête. Halleck ne cessait de l’étonner. Son esprit était plein de chansons, de citations et de phrases fleuries… mais son cœur était celui d’un assassin lorsque l’on prononçait le nom d’Harkonnenn.
Sans hâte, Leto se dirigea vers l’ascenseur, traversant la salle en diagonale tout en répondant d’un geste distrait aux saluts. Reconnaissant un des hommes du groupe de propagande, il s’arrêta pour lui faire part d’un message qui serait ensuite transmis aux autres. Ceux qui avaient amené leurs femmes étaient certainement anxieux et il fallait qu’ils sachent si elles étaient saines et sauves et où ils pouvaient les retrouver. Quant aux célibataires, ils seraient certainement heureux d’apprendre que la population locale semblait plus de femmes que d’hommes.
Le Duc tapa sur le bras de l’homme de la propagande, ce qui signifiait que le message avait la priorité absolue et qu’il devait être transmis immédiatement. Puis il s’éloigna, répondant aux hommes d’un signe de tête, souriant, échangeant une plaisanterie avec l’un ou l’autre. Celui qui commande, songeait-il, doit toujours paraître confiant. Cette foi est comme un fardeau sur mes épaules. Je suis devant le danger et je ne dois pas le montrer.
Il ne put réprimer un soupir de soulagement quand il se fut engouffré dans l’ascenseur et que son regard ne rencontra plus que la surface neutre des portes.
Ils ont tenté de s’emparer de la vie de mon fils !
A proximité de l’entrée du terrain d’Arrakeen, grossièrement gravée à l’aide de quelque instrument rudimentaire, on pouvait lire une inscription que Muad’Dib devait se répéter bien souvent. Il la découvrit durant sa première nuit sur Arrakis, alors qu’il se rendait au poste de commande ducal pour assister à la première réunion d’état-major. L’inscription était une supplique adressée qui venait d’échapper de peu à la mort, le sens en était plus sombre encore. L’inscription disait : « O toi qui sais ce que nous endurons ici, ne nous oublie pas dans tes prières. »
(extrait du Manuel de Muad’Dib, par la princesse Irulan.)
« Toute la théorie du combat repose sur le risque calculé, dit le Duc. Mais lorsqu’on en arrive à risquer sa propre famille, les éléments de calcul sont noyés dans… autre chose. »
Il se rendait compte qu’il ne retenait pas sa fureur autant qu’il l’aurait dû et, se détournant, il se mit à marcher de long en large devant la grande table.
Il se trouvait seul avec Paul dans la salle de conférence du terrain de débarquement, une pièce pleine d’échos, dont le seul mobilier était constitué par la table, des chaises anciennes à trois pieds, un tableau cartographique et un projecteur installé à une extrémité. Paul avait pris place devant la table, près du tableau cartographique. Il venait de rapporter à son père l’agression du tueur-chercheur. Il lui avait dit aussi qu’un traître les menaçait.
Le Duc s’arrêta en face de son fils et son poing frappa la table. « Hawat m’a dit que la maison était sûre ! »
La voix de Paul était hésitante. « Moi aussi, j’ai été… furieux, tout d’abord. Et j’ai maudit Hawat. Mais la menace venait de l’extérieur. Elle était simple, habile, directe. Et cela aurait réussi sans l’entraînement que vous m’avez donné… ainsi que bien d’autres, dont Hawat. »
« Tu le défends ? »
« Oui. »
« Il devient vieux. Oui, c’est cela. Il devrait… »
« Il est sage et il a de l’expérience, dit Paul. Combien de ses fautes pouvez-vous vous rappeler ? »
« C’est moi qui devrais le défendre, et non pas toi. »
Paul sourit.
Le Duc s’assit devant la table et posa la main sur l’épaule de son fils. « Tu as… mûri, ces derniers temps, Fils, dit-il, et cela me réjouit. (Il répondit au sourire de Paul.) Hawat se punira lui-même. La colère qu’il concevra à son égard dépassera de loin la nôtre. »
Par delà le tableau cartographique, le regard de Paul se posa sur les fenêtres obscures, sur la nuit. Au-dehors, quelque balustrade reflétait la lumière de la pièce. Il décela un mouvement, reconnut la silhouette d’un garde. Puis ses yeux glissèrent sur la surface blanche du mur, derrière son père, sur la surface brillante de la table, sur ses mains croisées.
La porte à laquelle le Dus faisait face fut ouverte avec violence. Thufi Hawat surgit. Il semblait plus ancien et plus usé que jamais. Il parcourut toute la longueur de la pièce et vint s’arrêter au garde-à-vous devant le Duc.
« Mon Seigneur, dit-il en levant les yeux au-dessus de la tête de Leto, je viens seulement d’apprendre la faute que j’ai commise. Il m’apparaît nécessaire de vous présenter ma dé… »
« Oh, assieds-toi et cesse de faire le pitre », dit le Duc. Il tendit la main vers une chaise. « Si tu as commis une faute, ce fut en surestimant les Harkonnens. Leurs esprits simples ont conçu un stratagème simple. Et nous n’avions pas prévu des stratagèmes simples. Mon fils s’est donné beaucoup de peine pour me faire admettre que, s’il s’en était sorti sain et sauf, c’était en grande partie grâce à tes leçons. Et là, tu n’as en rien échoué ! (Il tapota la chaise.) Allons, assieds-toi ! »
Hawat obéit. « Mais… »
« Je ne veux plus en entendre parler, dit le Duc. L’incident est clos. Nous avons un travail plus urgent qui nous attend. Où sont les autres ? »
« Je leur ai demandé d’attendre au-dehors pendant que… »
« Appelle-les. »
Le regard de Hawat rencontra celui du Duc. « Sire, je… »
« Je connais mes vrais amis, Thufir. Appelle ces hommes. »
« Tout de suite, Mon Seigneur », dit Hawat, la gorge serrée. (Il se tourna vers la porte.) « Gurney, fais-les entrer ! »
Et Halleck entra, précédant les hommes, les officiers d’état-major au visage tendu, suivis des seconds plus jeunes et des spécialistes qui, tous, avaient un air décidé. Et tous prirent place autour de la table dans le bruit des chaises tandis que le parfum subtil du rachag se répandait autour d’eux.
« Il y a du café pour ceux qui en désirent », dit le Duc. Puis il les contempla tous en songeant : Une bonne équipe. Un homme pourrait disposer de bien pis pour ce genre de guerre. Il attendit, pendant que l’on servait le café. Il lisait la fatigue sur certains des visages qui l’entouraient.
Puis il abandonna le masque de la tranquillité et de l’efficience, se leva et frappa du poing sur la table pour attirer l’attention.
« Messieurs, commença-t-il, il semble que notre civilisation se soit si profondément accoutumée aux invasions que nous ne puissions obéir à l’ordre le plus simple de l’Impérium sans que resurgissent les anciennes manières. »
Des rires discrets se firent entendre et Paul comprit soudain que son père venait de dire exactement ce qu’il fallait dire avec le ton qui convenait pour dégeler l’ambiance. La lassitude même qui avait percé dans sa voix s’imposait.
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