« Bonsoir, docteur Yueh, dit-elle. Où est Paul ? »
Il hocha la tête comme s’il répondait à quelque signe de l’extérieur et parla d’une voix absente, sans se retourner : « Votre fils était fatiguée, Jessica. Je l’ai envoyé se reposer dans la chambre voisine. »
Puis, brusquement, il se raidit et se retourna. Sa moustache retombait sur ses lèvres très rouges. « Pardonnez-moi, Ma Dame ! Mes pensées n’étaient point là… Je… je ne voulais pas me montrer aussi familier. »
Elle sourit et leva la main droite. Pendant un instant, elle craignit qu’il ne s’agenouille et dit : « Wellington, je vous en prie. »
« Mais d’avoir ainsi prononcé votre nom… Je… »
« Nous nous connaissons depuis six ans. Cela devrait suffire pour que nous oubliions les formalités… en privé. »
Yueh risque un pâle sourire. Je pense que cela a marché, pensa-t-il . A présent, elle croira que toute attitude étrange de ma part peut s’expliquer par mon embarras. Pendant qu’elle détient la réponse, elle ne cherchera pas plus loin d’autres raisons.
« Je crains que vous ne m’ayez surpris en train de rêvasser, dit-il. Lorsque je suis… très inquiet à votre sujet, j’ai bien peur de ne penser à vous que comme… Eh bien, comme à Jessica. »
« Inquiet à mon sujet ? Et pourquoi ? »
Yueh haussa les épaules. De^puis longtemps il avait compris que Jessica ne possédait pas tout le Dire de Vérité au contraire de sa Wanna. Pourtant, chaque fois que cela lui était possible, il lui disait la vérité. C’était plus sûr.
« Vous avez vu ces lieux, Ma… Jessica. (Il avait hésité sur le nom et poursuivit : ) Tout y est si nu après Caladan ? Et ces gens ! Toutes ces femmes au long de notre chemin qui gémissaient derrière leurs voiles. Et leur regard ! »
Jessica referma ses bras sur sa poitrine et elle sentit le contact du couteau, de la lame faite d’une dent de ver des sables, si la rumeur disait vrai.
« Nous leur paraissons étranges, c’est tout, dit-elle. Nous sommes différents et nos coutumes le sont aussi. Ils n’ont jamais connu que les Harkonnens. ( Elle tourna son regard vers la fenêtre et demanda : ) Mais que regardiez-vous au dehors ? »
« Les gens », dit Yueh.
Elle vint à ses côtés et suivit son regard. Il contemplait le devant de la demeure, sur la gauche. Là se dressaient vingt palmiers. Le sol, autour d’eux, était propre, nu. Une barrière-écran protégeait les arbres des gens en robes qui passaient sur la route proche. Jessica perçut l’infime frémissement de l’air tandis qu’elle observait ceux qui passaient là-bas et se demandait pourquoi ce spectacle absorbait à ce point le docteur.
Puis elle comprit et porta instinctivement une main à sa joue. Les gens regardaient les palmiers ! et elle décelait de l’envie sur leurs visages, de la haine… et un peu d’espoir. Tous ceux qui passaient là-bas pillaient les arbres, un à un, de l’intensité de leur regard fixe.
« Savez-vous ce qu’ils pensent ? », demanda Yueh.
« Prétendez-vous lire dans les esprits ? »
« Dans ceux-là, oui. Ces gens regardent ces arbres et ils pensent : Voici cent d’entre nous. Voilà ce qu’ils pensent. »
Elle le regarda, fronçant les sourcils d’un air intrigué « Pourquoi ? »
« Ces arbres sont des dattiers. Chacun d’eux requiert une quarantaine de litres d’eau chaque jour. Un homme n’a besoin que de huit litres. Ainsi, chacun de ces palmiers équivaut à cinq hommes. Vingt palmiers. Cent hommes. »
« Mais certaines gens les regardent avec une sorte d’espoir. »
« Ils espèrent seulement que quelques dattes tomberont. Mais ce n’est pas la saison. »
« Nous considérons cet endroit d’un œil trop critique, dit-elle. Il y a ici autant d’espoir que de danger. L’épice pourrait nous rendre riches. Et avec un important trésor devant nous, nous pourrions façonner ce monde selon nos désirs. »
Au fond d’elle-même, elle eut u rire silencieux. Qui suis-je en train de chercher à convaincre ? Et son rire éclata à travers toutes ses contraintes. Un rire sec, sans joie. « Mais bien sûr on ne peut pas acheter la sécurité », dit-elle.
Yueh détourna son visage. Si seulement , songea-t-il, il était possible de les haïr plutôt que de les aimer, tous ! Par ses manières, et de bien des façons, Jessica ressemblait à sa Wanna. Cette pensée, pourtant, contenait ses propres implications qui ne faisaient que renforcer sa détermination. La cruauté des Harkonnens était déconcertante et Wanna pouvait aussi bien être encore en vie. Il devait en être certain.
« Ne vous inquiétez pas pour nous, Wellington, dit Jessica. Ce sont là nos problèmes, non les vôtres. »
Elle pense que je m’inquiète pour elle ! Il refoula ses larmes. Et je m’inquiète, oui. Mais je dois affronter ce noir Baron lorsque son forfait sera accompli et saisir une chance de la frapper alors, quand il sera faible, à l’instant de son triomphe !
Il eut un soupir.
« Risquerai-je de déranger Paul en allant jeter un regard sur lui ? » demanda Jessica.
« Nullement. Je lui ai donné un sédatif. »
« Il supporte bien le changement ? »
« Il est seulement un peu plus fatigué qu’à l’accoutumée, et excité, aussi, mais quel jeune garçon de quinze ans ne le serait pas en de telles circonstances ? » Il marcha jusqu’à la porte et l’entrouvrit. Jessica le suivit et plongea son regard dans la pénombre de la chambre.
Paul reposait sur un lit étroit. Il avait glissé un bras sous la couverture légère et ramené l’autre sur sa tête. Le jour, à travers les persiennes, venait poser une trame d’ombre et de lumière sur le lit et sur le visage de Paul. U visage ovale comme celui de sa mère, songea Jessica. Mais les cheveux étaient ceux du Duc. Une tignasse d’un noir charbonneux. Le regard de Jessica glissa sur les paupières closes de son fils, sur ses longs cils, et elle sentit ses craintes s’estomper. Ce qu’elle lisait sur le visage de Paul, c’était aussi un reflet d’elle-même que les traces plus marquées du père, de plus en plus marquées, comme si l’homme mûr transparaissait sous l’enfant.
Et elle pouvait concevoir en cet instant les traits de son fils comme le produit raffiné de cheminements hasardeux, suites d’évènements innombrables qui convergeaient vers ce nexus. Elle ut envie de s’agenouiller auprès de lui et de prendre son fils entes des bras. Mais la présence de Yueh l’en empêcha. Elle fit un pas en arrière et referma doucement la porte. Yueh avait repris sa faction devant la fenêtre. Il n’avait pu supporter le regard de Jessica devant son fils. Pourquoi Wanna ne m’a-t-elle point apporté d’enfant ? se demanda-t-il. Je suis docteur, je sais qu’aucune raison physique ne s’y opposait. A moins qu’il n’ait eu quelque explication Bene Gesserit ? Etait-il possible qu’on l’eût destinée à autre chose ? Mais à quoi ? Elle m’aimait, j’en suis certain.
Pour la première fois lui vint la pensée qu’il pouvait faire partie d’un plan vaste et plus complexe que son esprit ne pouvait le concevoir.
Jessica était revenue à ses côtés. « Le sommeil de l’enfant est un abandon si complet », dit-elle.
Yeuh répondit mécaniquement : « Si seulement les adultes pouvaient se reposer de la sorte. »
« Oui. »
« Où avons-nous perdu cela ? murmura-t-il.
Elle le regarda. Elle avait perçu l’étrangeté de sa voix mais elle pensait encore à Paul, aux nouvelles obligations de son éducation, à toutes les différences qui allaient se manifester dans son existence sur ce monde, une existence qui ne ressemblerait pas à celle qu’elle avait un jour rêvée pour lui.
Читать дальше