La porte claqua.
Jessica se retourna et ses yeux se posèrent sur le portrait du Vieux Duc. Il avait été peint par un artiste renommé, Albe, alors que le père du Duc avait encore à vivre la moitié de son existence. Le tableau le représentait en costume de matador, une cape magenta jetée sur son bras gauche. Ses traits étaient jeunes, presque aussi gris la même apparence d’oiseau de proie. Sans quitter des yeux le portrait, Jessica serra les poings.
« Soyez maudit ! Maudit ! Maudit ! » murmura-t-elle.
« Quels sont vos ordres, Noble Née ? »
C »était une voix de femme, chantante, ténue.
Jessica se retourna et découvrit une femme noueuse, à la chevelure grise, vêtue de l’informe tenue brunâtre des serfs. Elle était aussi ridée, aussi desséchée que tous ceux qui, ce même matin, avaient accueilli Jessica , tout au long du chemin depuis l’aire d’atterrissage. Tous semblaient rabougris et faméliques. Pourtant, songeait Jessica, Leto lui avait dit qu’ils étaient forts et sains. Les yeux… Oui il y avait ces yeux, bien sûr, ces yeux d’un bleu profond et sombre, secrets, mystérieux. Jessica s’efforça d’éviter le regard de la femme.
Celle-ci inclina brièvement la tête. « On me nomme la Shadout Mapes, Noble Née. Quels sont vos ordres ? »
« Tu peux m’appeler « Ma Dame », dit Jessica. Je ne suis pas de noble naissance. Je suis la concubine en titre du duc Leto. »
A nouveau, la femme eut cet étrange mouvement de tête, puis elle leva les yeux vers Jessica, cherchant son regard et demanda abruptement : « il y a donc une femme ? »
« Non, il n’y en a pas et il n’y en a jamais eu. Je suis la seule… compagne du Duc, la mère de l’héritier du nom. »
En disant ces mots, Jessica ne pouvait s’empêcher de rire tout au fond d’elle de l’orgueil qu’elle laissait ainsi percer. Qu’a donc dit saint Augustin ? Que lorsque l’esprit commande au corps il est obéi,mais que lorsqu’il commande à lui-même il rencontre de la résistance ? Oui… Depuis quelque temps, je rencontre plus de résistance. Je devrais me retirer tranquillement en moi-même.
Un cri étrange s’éleva sur la route, au dehors. Un cri qui se répéta : « Soo-soo-sook ! Soo-soo-sook ! » Puis : « Ikut-eigh ! Ikhutèeigh ! » Et, de nouveau : « Soo-soo-sook ! »
« Qu’est-ce donc là ? demanda Jessica. J’ai déjà entendu ce cri plusieurs fois ce matin, tandis que nous parcourions les rues. »
« Ce n’est qu’un marchand d’eau, Ma Dame. Mais il n’est point utile pour vous de lui prêter intérêt. Les citernes de cette demeure sont toujours pleines et elles contiennent cinquante mille litres d’eau. (La femme baissa les yeux sur sa robe brune.) Voyez-vous, Ma Dame, je n’ai même pas besoin de porter mon distille ici ! (Elle rit.) Et je n’en meurs pas ! »
Jessica hésita. Elle voulait poser des questions à cette Fremen, elle avait besoin d’être informée. Mais il était plus urgent de ramener l’ordre dans le château où régnait la confusion. Pourtant, la pensée de cette richesse que représentait l’eau en ce monde la troublait toujours.
« Mon époux m’a appris ton titre. Shadout. Je connais ce mot. Il est très ancien. »
« Vous connaissez donc les anciens langages ? » demanda la femme avec une étrange intensité dans la voix.
« Les langages constituent le premier enseignement Bene Gesserit. Je connais le Bhotani Jib et le Chakobsa, tous les langages de chasse. »
Mapes hocha la tête. « Exactement ce que dit la légende ; »
Pourquoi me livrer à cette comédie ? se demanda Jessica. Mais les voies Bene Gesserit étaient détournées et l’on ne pouvait s’en écarter.
« Je connais les Choses Sombres et les dits de la Grande mère », fit-elle. Dans l’apparence de la femme, dans chacun de ses gestes, elle découvrait des signes révélateurs, évidents. Elle reprit : « Miseces prejia. Andral t’re ! Trada cik buscakri miseces perakri ! » Elle avait parlé le langage Chakobsa, et Mapes fit un pas en arrière comme si elle se préparait à fuir.
« Je connais bien des choses. Je sais que tu as donné le jour à des enfants, que tu as perdu ceux que tu aimais, que tu t’es caché dans la crainte,que tu as pratiqué la violence et que tu la pratiqueras encore. Je connais bien des choses. »
A voix basse, Mapes répondit : « Je ne voulais pas vous offenser, Ma Dame. »
« Tu parles de la légende et tu cherches des réponses. Prends garde à celles que tu pourrais trouver. Je sais que tu es venue dans un but de violence avec une arme dans ton corsage. »
« Ma Dame, je… »
« Il existe une faible chance pour que tu parviennes à répandre mon sang, mais ce faisant tu amènerais plus de malheur que tu n’en peux concevoir dans tes plus folles craintes. Il est des choses pires que la mort, sais-tu. Même pour un peuple tout entier. »
« Ma Dame ! s’exclama Mapes qui semblait près de s’agenouiller. Cette arme était un présent pour vous si vous vous révéliez être Elle. »
« Et l’instrument de ma mort si je ne l’étais pas », acheva Jessica. Et elle attendit dans le calme apparent qui faisait des Bene Gesserit de terrifiants adversaires dans le combat. Et elle pensa : Maintenant, nous pouvons voir de quel côté penche la décision.
Lentement, Mapes porta la main à son col et en sortit un sombre fourreau. Une roire poignée en émergeait, gravée de creux profonds pour la prise. D’une main, Mapes prit le fourreau et, de l’autre, elle brandit une lame d’une blancheur laiteuse qui semblait briller d’une lueur propre. Elle était à double tranchant, comme un kindjal, longue d’environ vingt centimètres.
« Connaissez-vous cela, Ma Dame ? »
Ce ne pouvait être qu’une chose, pour Jessica. Le fabuleux krys d’Arrakis que nul n’avait jamais vu en dehors de ce londe et que l’on ne connaissait guère que par de vagues rumeurs.
« Un krys », dit-elle.
« Ne prononcez pas ce nom avec légèreté. En connaissez-vous le sens ? »
Cette question , songea Jessica, c’est la raison même de la présence de cette femme fremen auprès de moi. Elle devait me la poser et ma réponse peut précipiter la violence ou… ou quoi ? Elle veut une réponse. Elle l’attend de moi. Ce que signifie ce couteau. On la nomme la Shadout en langage chakobsa. En chakobsa, le couteau est le « faiseur de mort ». Elle s’impatiente. Il me faut répondre maintenant. Tout retard serait aussi dangereux qu’une réponse fausse.
« C’est un faiseur… », dit-elle.
« Aiiii ! » cria la Fremen et c’était comme si elle exprimait autant de chagrin que de soulagement. Elle tremblait si violemment que la lame du couteau projetait des reflets par toute la salle.
Jessica attendait, immobile. Elle avait été sur le point de dire que le couteau était un faiseur de mort et d’ajouter ensuite l’ancien mot, mais maintenant tous ses sens l’avertissaient, aiguisés par un entraînement qui révélait la signification du moindre frémissement musculaire.
Le mot clé était… Faiseur.
Faiseur ? Faiseur.
Pourtant, Mapes brandissait toujours la couteau comme si elle s’apprêtait à s’en servir.
« Crois-tu donc, dit Jessica, que connaissant les mystères de la Grande Mère, je pourrais ignorer le Faiseur ? »
Mapes abaissa le couteau. « Ma Dame, lorsque l’on a vécu pendant si longtemps avec la prophétie, l’instant de la révélation crée un choc. »
La prophétie… Le Shari-a et toute la panoplia propheticus. Une Bene Gesserit de la Missionaria Protectiva envoyée sur ce monde combien de siècles auparavant, morte depuis longtemps, sans aucun doute, mais ayant atteint son but : les légendes protectrices étaient maintenant fermement implantées dans ce peuple dans l’attente du jour où une Bene Gesserit en aurait besoin.
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