Elle ouvrit les yeux et rencontra le regard de Paul. Il lui tenait toujours la main mais la terrible union avait pris fin. Elle entreprit de réprimer le tremblement qui l’agitait encore. Paul lui lâcha la main. Ce fut comme si un lien était rompu. Jessica vacilla et elle serait tombée si Chani n’avait bondi à cet instant pour la soutenir.
« Révérende Mère ! Que se passe-t-il ? »
« Fatiguée, murmura Jessica. Si… fatiguée. »
« Par ici, dit Chani. Asseyez-vous. » Elle la guida jusqu’à un coussin, près du mur.
Jessica éprouva du réconfort au contact de ces jeunes bras vigoureux. Elle se cramponna à Chani.
« A-t-il, en vérité, vu l’Eau de la Vie ? » demanda Chani en se dégageant.
« Il l’a vue », souffla Jessica. Son esprit continuait de rouler. C’était comme si elle venait de regagner la terre ferme après un long voyage sur une mer houleuse. Elle sentit la vieille Révérende Mère tout au fond d’elle… la vieille Révérende Mère et toutes les autres. Elles étaient éveillées et elles demandaient : Qu’était-ce que cela ? Où était donc ce lieu ?
Mais une pensée dominait : son fils était le Kwisatz Haderach, celui qui pouvait être en plusieurs lieux à la fois. Celui qui était né du rêve Bene Gesserit. Et cette pensée n’amenait nulle paix en Jessica.
« Que s’est-il passé ? » demanda Chani.
Jessica secoua la tête.
« Il y a en chacun de nous, dit Paul, une force ancienne qui prend et une force ancienne qui donne. Il n’est pas très difficile pour un homme de voir en lui ce lieu où règne la force qui prend, mais il lui est presque impossible de contempler la force qui donne sans se transformer en autre chose qu’un homme. Pour une femme, la situation est exactement inverse. »
Jessica leva la tête et vit que Chani la regardait, elle, tout en écoutant Paul.
« Me comprenez-vous, Mère ? » demanda Paul.
Elle ne put que hocher la tête.
« Ces choses qui sont en nous sont si anciennes, dit Paul, qu’elles sont réparties dans chaque cellule de notre corps. Ce sont elles qui nous façonnent. Il est toujours possible de se dire : Oui, je vois ce que peut être cette chose . Mais lorsque l’on regarde en soi-même et que l’on se trouve confronté à la force brute de sa propre vie, on comprend le péril. On comprend que cela peut vous submerger. Pour le Donneur, le plus grand péril est la force qui prend. Pour le Preneur, c’est la force qui donne. Il est aussi facile d’être emporté par l’une que par l’autre. »
« Et toi, mon fils, dit Jessica, es-tu celui qui donne ou celui qui prend ? »
« Je suis le pivot. Je ne peux donner sans prendre et je ne peux prendre sans…» Il se tut et regarda le mur, à sa droite.
Chani sentit un courant d’air sur sa joue et se retourna pour voir se refermer les tentures.
« C’était Otheym, dit Paul. Il écoutait. »
Chani accepta ces paroles et un peu de la prescience qui emplissait Paul passa en elle. Elle eut la connaissance de ce qui allait être comme si c’était un événement du passé. Otheym rapporterait ce qu’il avait vu et entendu. D’autres propageraient l’histoire jusqu’à ce que ce soit comme un feu sur la terre. Tous diraient que Paul-Muad’Dib ne ressemblait à aucun autre homme. Il n’y aurait plus de doute. Paul-Muad’Dib était certes un homme mais il pouvait voir dans l’Eau de la Vie comme une Révérende Mère. Il était le Lisan al-Gaib.
« Tu as vu l’avenir, Paul, dit Jessica. Nous diras-tu ce que tu as vu ? »
« Non pas l’avenir, dit Paul. Mais le Maintenant. (Il s’assit péniblement et repoussa la main de Chani qui voulait l’aider.) L’espace, au-dessus d’Arrakis, est tout empli de vaisseaux de la Guilde. »
Jessica perçut l’incertitude dans sa voix et trembla.
« L’Empereur Padishah lui-même est présent, reprit Paul. (Il leva les yeux vers le plafond de la pièce.) Il est là, avec sa Diseuse de Vérité favorite et cinq légions de Sardaukar. Le vieux baron Vladimir Harkonnen est là, également, avec Thufir Hawat à ses côtés et sept vaisseaux emplis de tous les conscrits qu’il a pu trouver. Chacune des Grandes Maisons a envoyé ses troupes… Ils sont là, tous, au-dessus de nous. Ils attendent…»
Chani secoua la tête. Elle ne pouvait détacher ses yeux de Paul. Elle était fascinée et bouleversée par le ton monotone de sa voix, par l’étrangeté qui se dégageait de lui, par la façon dont il la regardait, comme s’il voyait à travers elle.
La gorge sèche, Jessica demanda : « Qu’attendent-ils ? »
« La permission de la Guilde d’atterrir. La Guilde abandonnerait sur Arrakis toute force qui se poserait sans son autorisation. »
« La Guilde nous protège ? » demanda Jessica.
« Nous protéger ! s’exclama Paul. C’est la Guilde elle-même qui a créé cette situation en rapportant ce que nous faisons sur ce monde et en abaissant le prix du transport à un point tel que les plus pauvres des Maisons sont là, également, à attendre avec les autres, prêtes à nous piller. »
Jessica perçut la dureté, la sécheresse et l’amertume de ses paroles et elle en fut perplexe. Elle ne pouvait en douter, pourtant. Il avait parlé avec la même intensité que la nuit où il lui avait rapporté ses premières visions de l’avenir qui devait les amener parmi les Fremen.
Paul prit une profonde inspiration et dit : « Mère, il faut que vous changiez une partie de l’Eau pour nous. Nous aurons besoin du catalyseur. Chani, envoie des hommes en éclaireurs… qu’ils trouvent une masse d’épice en gestation. Si nous versons de l’Eau de Vie à proximité, savez-vous ce qui se produira ? »
Jessica, un instant, soupesa ces mots. Puis elle comprit leur sens. « Paul ! » s’exclama-t-elle.
« L’Eau de Mort, dit-il. Ce serait une réaction en chaîne. (Il tendit la main vers le sol.) La mort se répandrait parmi les petits faiseurs, supprimant un vecteur du cycle de vie dont font partie l’épice et les faiseurs. Arrakis, sans eux, deviendrait un monde de désolation. »
Chani porta la main à sa bouche, bouleversée par le blasphème.
« Celui qui peut détruire une chose la contrôle, dit Paul. Nous pouvons détruire l’épice. »
« Qu’est-ce donc qui retient la main de la Guilde, alors ? » demanda Jessica.
« Ils me cherchent, dit Paul. Songez seulement à cela ! Les meilleurs navigateurs de la Guilde ; des hommes qui peuvent plonger dans le temps pour choisir la trajectoire la plus sûre pour les plus rapides des long-courriers… tous ces hommes me cherchent… et ils sont incapables de me trouver. Ils tremblent ! Ils savent que je détiens leur secret ! (Il leva la main.) Sans l’épice, ils sont aveugles ! »
Chani retrouva sa voix. « Tu as dit que tu voyais le Maintenant ! »
Paul s’étendit à nouveau, cherchant le présent dispersé dont les limites touchaient l’avenir comme le passé, luttant pour conserver sa perception comme s’atténuait l’effet de l’épice.
« Va et fais ce que je t’ai ordonné, dit-il. L’avenir devient aussi flou pour moi qu’il l’est pour la Guilde. Les lignes de vision se fondent. Tout est concentré sur l’épice… ils n’osaient pas intervenir ici auparavant… parce qu’ils risquaient de perdre ce qu’ils avaient. Mais maintenant, ils sont acculés… Tous les chemins aboutissent aux ténèbres. »
Et l’aube apparut où Arrakis se retrouva au centre de l’univers, dans le moyeu de la roue qui allait se mettre à tourner.
Extrait de
L’Éveil d’Arrakis , par la Princesse Irulan.
« Regarde ça ! » souffla Stilgar.
Paul se tenait à ses côtés dans la fente qui s’ouvrait haut dans la paroi rocheuse du Bouclier, l’œil rivé à l’oculaire d’un télescope fremen. Les objectifs à huile étaient braqués sur le vaisseau interstellaire qui apparaissait sous les premiers rayons de l’aube, dans le bassin, loin en dessous. Déjà, une moitié de la coque brillait dans la lumière alors que l’autre demeurait plongée dans l’ombre, révélant les rangées de hublots qui laissaient filtrer la clarté jaune des brilleurs du bord.
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