Elle entendit un gémissement et comprit qu’il sortait de sa bouche. Des larmes coulaient du coin de ses yeux. Puisqu’elle ne pouvait avaler la boule qui lui obstruait la gorge, il fallait bien qu’elle sorte.
Robin se rendit et s’endormit en pleurant dans les bras de Hautbois.
* * *
Chris était allongé sur son sac de couchage dans cette foutue pénombre. Il tremblait. Depuis des heures, il avait l’impression que l’attaque était imminente mais elle refusait de se déclencher. Ou bien avait-elle commencé ? Comme il l’avait expliqué à Gaby, il était mal placé pour juger s’il était en crise. Mais ce n’était pas entièrement exact ; s’il avait eu une attaque, il ne s’en rendrait pas compte, son esprit trouverait parfaitement raisonnable de fonctionner comme une machine aux poulies tordues et aux engrenages faussés. Et il ne serait pas là à transpirer.
Il se dit que c’était la lumière, et cette pluie qui battait contre la toile de tente. La lumière n’allait pas. Discernée au travers des parois de la tente, c’était soit celle de l’aube, et il était temps de se lever, soit celle du crépuscule et il était bien trop tôt pour dormir. Ça ne ferait pas une nuit convenable.
Et quant à la pluie… C’était étonnant, tout ce qu’il avait pu entendre. Le chant tranquille des Titanides, les craquements et le crépitement du feu. Quelqu’un s’était approché de sa tente, s’était arrêté et son ombre s’était silhouettée sur la paroi, puis s’était éloigné. Plus tard, il avait entendu le bruit d’une conversation, des pas qui s’éloignaient. Bien plus tard, quelqu’un était revenu.
Et voici maintenant que quelqu’un d’autre encore s’approchait. Même la Sorcière n’aurait pas jeté une ombre de cette envergure.
« Toc, toc.
— Entre, Valiha. »
Elle portait une serviette et, tout en passant la tête et le torse par l’embrasure pour maintenir ouverts les battants de la tente, elle s’en servit pour essuyer la boue de ses sabots frontaux avant de se hasarder sur le tapis. Elle fit de même avec ses postérieurs, levant une jambe après l’autre, arquée de biais, dans l’attitude d’un chien qui se gratte derrière l’oreille. Elle portait un imperméable violet qui était presque une tente à lui tout seul. Lorsqu’elle l’eut enlevé et suspendu à une patère près de la porte, Chris était devenu des plus curieux de l’objet de sa visite.
« Ça te dérange que j’allume la lanterne ?
— Ne te gêne pas. »
La tente était prévue pour une Titanide, ce qui voulait dire qu’elle pouvait tenir debout en son centre, avec une place juste suffisante pour s’y retourner. La lampe découpait des ombres fantastiques avant qu’elle ne la suspende au mât ; elle s’assit, jambes croisées.
« Je ne puis rester longtemps, commença-t-elle. D’ailleurs, je fais peut-être même une erreur en venant ici. En tout cas, je suis là. »
Si elle avait eu l’intention de le subjuguer, elle n’aurait pu s’y prendre mieux. Ses mains jouaient nerveusement avec le rebord de sa poche, un spectacle pour Chris difficilement supportable : les pouces passés dedans, elle l’étirait comme si c’était la doublure élastique d’un costume de bain.
« Je m’inquiète depuis que je me suis rendu compte que tu… que tu ne te rappelles vraiment pas les cent revs que nous avons passés ensemble une fois que je t’ai eu découvert, errant sous l’Escalier de Cirocco, après ton Grand Saut.
— Quelle durée représentent cent revs ?
— Un peu plus de quatre de tes jours. Une rev fait soixante et une minute.
— Ça fait un bail. On s’est payé du bon temps ? »
Elle leva les yeux sur lui.
« Moi oui. Et ça t’a plu aussi, m’as-tu dit. Ce qui m’a le plus tourmenté, c’est ton impression d’avoir été utilisé simplement comme porte-bonheur, la première fois que tu as repris tes esprits. »
Chris haussa les épaules. « Ça ne me gênerait pas même si c’était vrai. Et si je t’ai porté chance, j’en suis ravi.
— Ce n’est pas ça. » Elle se mordit la lèvre inférieure et Chris vit avec surprise briller une larme, rapidement essuyée. « Gaïa me damne, gémit-elle. Je ne parviens pas à le dire comme il faut. Je ne sais même pas ce que je voudrais te dire, en dehors de merci. Même si tu ne te rappelles rien. » Elle puisa dans sa poche pour en ramener un objet qu’elle lui pressa dans la main. « Voici pour toi », dit-elle en se levant ; elle était partie pratiquement avant qu’il ait saisi ce qu’il s’était passé.
Il ouvrit la main et contempla l’œuf de Titanide.
Sa couleur dominante était le jaune, à l’instar de la robe de Valiha, mais avec des diaprures noires. Sa surface dure était gravée d’une inscription rédigée en anglais en minuscules pattes de mouches :
Valiha (Solo éolien) Madrigal : Forte Cote en Majeur
26 eGigarev ; 97618685°Rev. (2100 apr. J.-C.)
« Les Tours de Gaïa Sont Impénétrables. »
« Si c’est un procès en paternité que tu crains, dit Cirocco, je te rassure tout de suite. Ce n’est pas le genre des Titanides.
— Ce n’est pas ce que je voulais… peut-être que je me suis mal exprimé. »
Chris était dans le canoë de Cirocco. Assis au centre tandis que la Sorcière se prélassait à la proue, la tête sur un coussin.
Elle avait des cernes bleus sous les yeux et le teint brouillé. Mais c’était quand même un gros progrès sur les heures précédentes. Chris avait décidé de voyager avec Cirocco dans l’intention de l’entreprendre sur les rapports sexuels entre humains et Titanides mais, au vu de son état, il avait mis la question de côté.
Il n’était pas le seul à avoir changé d’embarcation. Gaby naviguait à présent en compagnie de Hautbois et de Robin tandis que Valiha et Psaltérion ouvraient le convoi, loin en avant.
Ils étaient passés sous l’Escalier de Cirocco, une expérience dont Chris se serait fort bien passé. Ce câble massif suspendu au-dessus de lui l’avait ramené à ce jour venteux où, sur le Golden Gate, Dulcimer lui avait mis le pied sur le chemin qui menait à Gaïa. L’Escalier de Cirocco ressemblait à un pont suspendu. Sauf qu’à la place de la pile s’ouvrait simplement le rayon de Rhéa, gueule conique et béante qui avalait dans ses profondeurs infinies le câble devenu à cette hauteur invisible. Ce dernier suivait une courbe exponentielle, matérialisation d’une abstraction géométrique. Douze Golden Gates mis bout à bout n’auraient pas égalé sa terrifiante immensité.
À présent, ils n’étaient plus qu’à quelques minutes du confluent de Melpomène avec l’Ophion. Déjà le courant s’était légèrement accéléré, comme si les eaux étaient pressées de défier les Astéries dont la chaîne sombre se découpait à l’est.
Chris cessa de regarder le fleuve et fit une nouvelle tentative.
« Je sais déjà une chose, c’est qu’elle est enceinte. Et je suppose que ce n’est pas un enfant qu’elle attend. Ai-je raison ?
— Tu continues encore de penser en termes de papa et de maman, dit Cirocco. Tu n’es pour l’instant qu’un avant-père en puissance et Valiha une avant-mère potentielle. L’œuf pourrait être implanté chez… Oh, mettons, Cornemuse, par exemple, ce qui ferait de lui l’arrière-mère, ensuite de quoi, l’une quelconque des trois autres pourrait la fertiliser, Valiha incluse.
— Pas avant d’avoir fait plus ample connaissance, précisa Cornemuse depuis la poupe.
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle, objecta Chris.
— Je suis désolée. Mais aucun enfant n’est en vue. Un, je ne l’approuverais pas. Deux, aucune Titanide ne s’engagerait dans un tel processus sans y réfléchir plus avant. Et trois, c’est toi qui as l’œuf.
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