— Hautbois serait ravi de t’apporter encore de la mousse.
— C’est pas ça. Je m’y ferai, je suppose.
— Ça t’aiderait peut-être de porter quelque chose de plus léger. »
Robin brandit la chemise de nuit décorée que lui avait laissée Hautbois. « Ce n’est pas mon genre. Comment pourrait-on dormir là-dedans ? Sa place est dans une vitrine. »
Gaby eut un petit rire ; puis elle s’accroupit, un genou posé au sol ; elle se rongeait un ongle. Lorsqu’elle leva les yeux, elle vit que Robin l’observait. Autant se jeter à l’eau : elle sait bien que tu n’es pas venue lui demander si elle avait besoin de serviettes propres.
« Je suppose que d’abord je dois te présenter mes excuses, commença-t-elle. Alors voilà. Je regrette ce que j’ai fait, c’était injustifié et j’en suis désolée.
— J’accepte tes excuses. Mais l’avertissement tient toujours.
— Très bien. Je comprends parfaitement. » Gaby choisissait ses mots aussi soigneusement que possible. Il fallait un peu plus que des excuses mais elle devait éviter de paraître condescendante.
« Ce que j’ai fait était blâmable aussi bien dans ta culture que dans la mienne. Mes excuses étaient pour la violation de mon propre code moral. Mais tu m’avais parlé d’une sorte de système d’obligations qui vous est propre et dont le nom m’a échappé.
— Le labra.
— C’est cela. Je ne prétends pas le comprendre entièrement. Mais je crois être certaine de l’avoir violé même si j’ignore exactement en quoi. Ce que je te demande maintenant, c’est ton aide. Existe-t-il un moyen de redresser la situation ? De faire comme si rien ne s’était passé ? »
Robin fronça les sourcils. « Je n’ai pas l’impression que tu aimerais te lancer dans…
— Mais si. Je suis prête à faire tout ce qu’il faudra. Il y a quelque chose ?
— Euh… oui. Mais…
— Quoi ? »
Robin leva les mains. « C’est un peu, je suppose, comme dans les cultures primitives : un duel ? Rien que nous deux.
— À quel niveau, le duel ? Jusqu’à la mort ?
— Nous ne sommes pas primitives à ce point . Son but est la réconciliation, pas le meurtre. Si j’estimais que tu mérites la mort, je te la donnerais, en espérant que mes sœurs me soutiendraient devant le tribunal. Si on se battait, ce serait à mains nues. »
Gaby considéra le fait. « Et si je gagnais ? »
Robin poussa un soupir exaspéré.
« Tu ne comprends pas. Ce n’est pas le gagnant qui importe, pas dans ce sens. Ce ne serait pas pour prouver de nous deux quelle est la meilleure. Ce combat ne ferait que prouver quelle est la plus forte et la plus rapide, ce qui n’a rien à voir avec l’honneur. Mais à partir du moment où l’on accepte de se battre avec pour condition de ne pas tuer l’autre, c’est qu’on reconnaît en lui un adversaire valable, et donc honorable. » Elle marqua une pause et prit un air particulièrement rusé. « Ne t’inquiète pas, reprit-elle ; de toute façon, tu ne gagnerais pas. »
Gaby sourit elle aussi ; cette fois encore elle ne pouvait s’empêcher d’aimer cette bizarre gamine. Plus même, elle souhaitait l’avoir à ses côtés lorsque les ennuis commenceraient.
« Alors ? Suis-je un adversaire valable ? »
Robin prit tout son temps pour répondre : Bien des éventualités s’étaient présentées à Gaby depuis que Robin lui avait proposé le duel. Elle se demanda lesquelles cette dernière examinait en ce moment. Devait-elle laisser Robin gagner ? Ce pouvait être risqué si jamais elle la soupçonnait de ne pas se donner à fond. Et si Robin perdait effectivement, enterrerait-elle vraiment la hache de guerre ? Gaby n’avait que sa parole. Elle croyait connaître suffisamment bien la petite sorcière pour estimer que son sens de l’honneur lui aurait interdit une telle suggestion si elle n’était pas capable de la tenir. Donc le combat serait sérieux et probablement douloureux.
« Si c’est ça que tu veux », dit Robin.
* * *
Robin se déshabillant, Gaby l’imita. Elles étaient à cinq cents mètres du fleuve, assez loin du camp pour que le feu se réduisît à une pâle lueur indistincte au travers de l’averse. Le lieu du combat était une légère dépression parmi les collines. L’herbe y était rare mais le terrain ferme : cuit par la chaleur, il ne commençait qu’à s’imprégner d’eau après six heures de pluie ininterrompue. Il serait pourtant loin d’être praticable, avec par endroits des plaques de boue et des flaques d’eau.
Elles se firent face et Gaby jaugea son adversaire. Elles se valaient. Gaby ne la dépassait que de quelques centimètres et ne pesait que quelques kilos de plus.
« Y a-t-il des formes à observer ? Un rituel quelconque ?
— Oui, mais le cérémonial est complexe et ne signifierait rien pour toi, alors pourquoi ne pas s’en passer ? Am-stram-gram, tu me salues, je te salue et voilà pour le rituel, d’accord ?
— Les règles ?
— Quoi ? Oh, je suppose qu’il en faudrait, n’est-ce pas ? Mais franchement, j’ignore quelles sont tes connaissances en matière de lutte.
— Je sais comment tuer quelqu’un à mains nues.
— Disons simplement qu’on évite tout geste susceptible de provoquer une incapacité permanente. Le perdant devrait être capable de marcher demain. À part ça, tout est permis.
— D’accord. Mais avant qu’on commence, je voudrais savoir une chose : ton tatouage sur l’estomac, c’est pour quoi ? » Elle désigna du doigt le ventre de Robin.
Cela aurait pu être mieux – Robin aurait pu se regarder plutôt que fixer son regard sur le doigt tendu –, mais elle fut tout de même prise de court lorsque Gaby lui balança son pied, consciencieusement frotté dans la glaise. Elle esquiva le coup mais un paquet de boue l’atteignit au visage, l’aveuglant d’un œil.
Gaby s’attendait à la voir reculer, prête à en profiter mais les réflexes de Robin furent plus rapides et elle encaissa un coup de pied dans le flanc. Cela la ralentit juste assez pour permettre à son adversaire d’effectuer à son tour son mouvement surprise :
Elle se détourna et s’enfuit au pas de course.
Gaby courut bien après Robin mais c’était pour elle une tactique inhabituelle. Elle s’attendait toujours à un coup fourré et donc ne courait pas aussi vite qu’elle aurait pu. Le résultat fut que bientôt Robin avait une confortable avance. Elle s’arrêta lorsque leur écart eut atteint dix mètres ; quand elle se retourna, son œil était ouvert de nouveau. Gaby se dit qu’elle ne devait pas y voir aussi bien qu’avant mais la pluie l’avait débarrassée quand même de la plus grande part de son handicap. Elle était impressionnée. Lorsqu’elle entama une nouvelle approche, ce fut avec les plus extrêmes précautions.
C’était comme si on repartait de zéro. Gaby se sentait handicapée car elle avait rarement eu l’occasion de combattre de cette manière. Son propre entraînement remontait à bien longtemps, et même si elle n’était pas rouillée, il lui était difficile de se rappeler comment on faisait durant ces séances d’entraînement. Au cours des quatre-vingts dernières années, tous les combats où elle s’était trouvée impliquée avaient été absolument sérieux, ce qui signifiait que la mort était toujours au bout. Cela n’avait aucun rapport avec l’entraînement. À l’opposé, Robin devait pratiquer ce genre de chose à longueur de temps. Son comportement en témoignait à l’évidence.
Il n’y avait aucune raison que le combat dure plus de quelques minutes, même en amortissant les coups. Gaby sentait confusément que les choses ne tourneraient pas ainsi. Elle s’approcha donc en sautillant sans lancer le poing ou le pied, laissant ainsi à Robin une ouverture qu’elle était, à ses yeux, susceptible d’exploiter. Mais elle n’en fit rien et les deux femmes se retrouvèrent donc au corps à corps. C’était un agrément tacite. Gaby le respecterait. En rendant plus strictes encore les règles qu’elles s’étaient fixées au départ, Robin lui montrait son désir de ne voir aucune d’elles blessée. Ce qui signifiait que Gaby était une adversaire jugée assez honorable pour ne pas mériter de blessure.
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