Brawne Lamia avait pris cela presque comme un message personnel de son amant décédé, le père de son enfant à naître. Je regardai longuement le manuscrit, baissant la tête jusqu’à ce que mon haleine embue légèrement le verre.
Ce n’était pas un message destiné à Brawne à travers les siècles, ni même une complainte adressée de son vivant à Fanny, l’unique et le plus cher objet de tous les désirs de mon âme. Je contemplai, fasciné, les mots à demi effacés, l’écriture appliquée, les lettres encore lisibles à travers les gouffres du temps et de l’évolution du langage. Je me souvins du jour où j’avais griffonné ce passage, en décembre 1819, sur une page du « conte de fées » satirique que je venais de commencer : Le Bonnet à grelots, ou les Jalousies . C’était quelque chose de terriblement inepte, que j’avais abandonné promptement après les quelques moments d’amusement du début.
Le fragment de « Ma main que voici vivante » appartenait à cette veine poétique qui résonne au fond de l’esprit comme un accord musical imparfait qui exige d’être porté avec de l’encre sur le papier pour être concrétisé. C’était d’ailleurs déjà l’écho d’un vers plus ancien et peu satisfaisant – le dix-huitième, si je me souviens bien – de ma deuxième tentative de conter l’histoire de la chute du dieu du soleil, Hypérion. Je me souviens que la première version – celle qui est toujours imprimée, sans nul doute, là où mes ossements littéraires sont exposés, tels les restes momifiés de quelque saint involontaire figés dans le verre et le béton, au pied de l’autel de la littérature – se présentait ainsi :
Quel vivant peut dire : « Tu n’es pas poète,
Tu ne peux exprimer tes rêves »#nbsp#?
Tout homme dont l’âme n’est pas une motte de terre
A des visions et voudrait les décrire,
Pour peu qu’il aime et qu’il cultive sa langue natale.
Que le rêve dont je vais maintenant vous entretenir
Soit celui d’un poète ou d’un fanatique,
Cela ne se saura que lorsque mon vivant stylet, ma main,
Sera dans la tombe.
J’aimais bien la première version, avec ses échos de fantômes et de créatures hantées. Je l’aurais bien mise à la place de « lorsque mon vivant stylet, ma main… », même si cela entraînait quelques modifications et l’ajout de quatorze vers à l’introduction déjà trop longue du premier canto .
Je fis quelques pas en arrière en titubant et me laissai tomber sur la chaise en sanglotant, la tête dans les mains. Je ne savais pas pourquoi je pleurais. Et j’étais incapable de m’arrêter.
Lorsque les larmes cessèrent enfin de couler, je demeurai prostré un bon moment, essayant de rassembler mes pensées. À un moment, peut-être plusieurs heures plus tard, j’entendis des pas dans le couloir. Ils s’approchèrent jusqu’à la porte, attendirent respectueusement à l’entrée de la petite salle, puis s’éloignèrent lentement.
Je m’aperçus que tous les livres qui se trouvaient ici étaient des œuvres de « Mister John Keats, haut de cinq pieds », comme je l’avais écrit un jour. John Keats, le poète phtisique, qui avait demandé que sa tombe ne porte pas de nom et que sa seule épitaphe soit :
Ci-gît Celui
Dont le nom
Était écrit dans l’eau.
Je ne touchai à aucun livre. Je n’avais pas besoin de les ouvrir pour savoir ce qu’ils contenaient.
Seul dans le silence et l’immobilité de la bibliothèque imprégnée de senteurs de cuir et de vieux papier, seul à l’intérieur du sanctuaire de mon être et de mon non-être, je fermai les yeux, non pour dormir, mais pour rêver.
L’analogue de Brawne Lamia dans l’infoplan et la personnalité récupérée de celui qui fut son amant heurtent la surface de la mégasphère tels deux plongeurs qui, du haut d’une falaise, descendent frapper la surface d’un océan turbulent. Cela provoque un choc quasi électrique, comme le passage à travers une membrane dotée de résistivité, et ils se retrouvent à l’intérieur. Les étoiles ont disparu. Les yeux de Brawne s’élargissent tandis qu’elle contemple un paysage de données infiniment plus complexe que celui de n’importe quelle infosphère.
Les infosphères où des opérateurs humains ont pu faire des incursions sont souvent comparées à des cités informatiques complexes, avec leurs hautes tours de données corporatives ou gouvernementales, leurs autoroutes de communications, leurs avenues interactives, leurs galeries de métro d’échanges privilégiés, leurs murs d’enceinte hérissés de microphages aux aguets et tous les autres équivalents visibles d’un flot et contre-flot de transmissions caractéristiques d’une grande ville.
Ici, il y a plus, et bien plus.
Les équivalents habituels de l’infosphère urbaine sont présents, mais en réduction, aussi réduits par l’immensité de la mégasphère qu’une véritable cité le serait sur une planète observée à partir d’un vaisseau en orbite.
La mégasphère, du point de vue de Brawne, est tout aussi vivante et interactive que la biosphère de n’importe quel monde de classe 5. Les forêts gris-vert d’arbres à informations y prospèrent et lancent sous ses yeux des branches, des racines et des bourgeons nouveaux. Au pied de la forêt proprement dite fleurissent des microécologies entières de flux de données et d’IA secondaires qui éclosent et meurent selon les besoins. Au-dessous du niveau fluctuant du sol de cette matrice proprement dite grouille toute une vie de taupes informatiques, de vers de communications, de bactéries programmatrices, de racines de données et de graines de « boucles étranges ». Dans les régions supérieures, là où s’épaississent les branches et les ramifications interactives des données factuelles, les équivalents des prédateurs et des proies de la forêt se livrent à un mystérieux ballet d’agressions et de fuites, franchissant parfois d’un bond les énormes distances qui séparent les synapses d’une branche des neurones d’une feuille.
Aussi rapidement que ne le permettent les métaphores qui donnent un sens à ce qu’elle voit, Brawne contemple les images qui défilent et qui ne laissent derrière elles que l’écrasante réalité analogique de la mégasphère, vaste océan intérieur de bruits, de lumières et de connexions étoilées mêlées aux tourbillons des courants de conscience des IA et aux puissants trous noirs des liaisons mégatrans. Brawne Lamia se sent gagnée par le vertige, et elle s’agrippe à la main de Johnny avec autant de force qu’une femme en train de se noyer se raccroche à une bouée de sauvetage.
Ne crains rien , émet Johnny. Je ne te lâcherai pas. Reste avec moi.
Où allons-nous ?
À la recherche de quelqu’un que j’avais oublié.
???
Mon… père.
Brawne s’agrippe à lui de plus belle tandis qu’ils continuent leur glissade dans les profondeurs informes. Ils s’engagent dans une avenue écarlate de porteurs de données scellées, et elle a vraiment l’impression que c’est là ce que voit un globule rouge quand il traverse quelque vaisseau sanguin fortement encombré.
Johnny semble s’y retrouver sans peine. À deux reprises, ils quittent la voie centrale pour s’engager dans une rue transversale, et il n’hésite pas lorsqu’il faut choisir une direction à un carrefour. Il avance avec grâce, faisant progresser leurs analogues corporels au milieu des plaquettes sanguines qui ont pour eux la taille d’un petit vaisseau spatial. Brawne s’efforce de revenir à la métaphore de la biosphère ; mais ici, dans toutes ces artères ramifiées, les arbres lui cachent la forêt.
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