Au-dessous de lui, la vallée semblait vibrer sous l’effet de secousses invisibles. Les Tombeaux du Temps émettaient leur propre lueur intérieure, sous la forme de froides pulsations d’énergie projetées dans la vallée à partir de chaque entrée, portail ou ouverture. Les tombeaux semblaient neufs, luisants et resplendissants.
Il savait que seule la combinaison lui permettait de respirer et de protéger son corps des morsures du froid lunaire qui avait remplacé la chaleur torride du désert. Il se tourna pour regarder Monéta, voulut formuler une question sensée, n’y parvint pas, et leva de nouveau les yeux vers l’arbre impossible.
Ses branches et ses épines semblaient faites du même acier chromé et de la même substance cartilagineuse que le gritche lui-même. Elles avaient le même aspect à la fois artificiel et horriblement organique. Le tronc devait faire deux ou trois cents mètres d’épaisseur à la base, mais les branches et les épines les plus courtes s’effilaient comme des scalpels en se ramifiant vers le ciel avec leurs sinistres fruits humains empalés.
Impossible que des humains traités de la sorte puissent vivre si longtemps. Doublement impossible qu’ils puissent survivre sans air, en dehors du temps et de l’espace. Mais ils survivaient, et ils souffraient. Kassad les voyait se tordre dans d’atroces douleurs. Et ils étaient tous en vie, sans exception.
Leurs souffrances collectives étaient perçues par Kassad sous la forme d’une énorme rumeur en deçà des fréquences audibles, comme une sourde corne de brume incessante, comme la musique de milliers de doigts malhabiles, retombant au hasard sur le clavier d’un orgue gigantesque pour jouer un hymne de douleur cacophonique. Leur torture était si palpable que Kassad fouillait du regard le ciel rouge comme si l’arbre était un bûcher ou une balise émettant des signaux de douleur visibles.
Mais les seules lueurs étaient celles des tombeaux dans l’obscurité lunaire.
Il augmenta la puissance d’amplification de sa combinaison et fouilla l’arbre branche par branche, rameau par rameau, épine par épine. Les humains qui s’y tordaient appartenaient aux deux sexes et à toutes les tranches d’âge. Ils portaient des vêtements et des coiffures qui s’étalaient sur des dizaines d’années de styles, sinon sur des siècles. Beaucoup de ces styles ne lui étaient pas familiers. Il supposait que certaines victimes devaient appartenir également à son futur. Il y en avait des milliers… des dizaines de milliers. Et tous les suppliciés étaient vivants.
Il se figea, observant une branche située à quatre cents mètres de la base de l’arbre, en un point éloigné du tronc. Sur une pique de trois mètres de long flottait une cape mauve qui lui rappelait quelque chose. La créature humaine qui la portait se débattait avec vigueur. Son visage se tourna vers Fedmahn Kassad, et il le reconnut.
C’était le poète Martin Silenus, empalé.
Kassad proféra un juron, les poings tellement serrés que les os de la main lui faisaient cruellement mal. Il chercha des yeux une arme, augmentant sa vision pour regarder à l’intérieur du Monolithe de Cristal. Mais il n’y avait rien non plus là-bas.
Il secoua la tête, réalisant que sa combinaison était une arme meilleure que toutes celles qu’il avait apportées sur Hypérion, et s’avança à grands pas vers l’arbre. Il ignorait comment il allait y grimper, mais il trouverait un moyen. Il ne savait pas s’il descendrait Silenus vivant, ni s’il parviendrait à descendre tous les suppliciés. Il comptait essayer quand même, ou bien alors mourir en essayant.
Ayant parcouru dix pas, il s’arrêta sur la courbe d’une dune vitrifiée. Le gritche se tenait à mi-distance entre l’arbre et lui.
Il se rendit compte que ses traits s’étaient figés en un rictus féroce sous le champ de force argenté de la combinaison. C’était le moment qu’il attendait depuis des années. Celui du combat singulier pour lequel il avait engagé son honneur et sa vie, vingt ans plus tôt, dans la cérémonie du Massada de la Force. Un duel de guerriers. Un affrontement destiné à protéger des innocents. Il accentua son rictus, raidit la main en forme de lame argentée et fit un pas en avant.
Kassad !
Il tourna la tête vers Monéta. La lumière ruisselait sur la surface de vif-argent de son corps nu. Elle avait l’index pointé dans la direction de la vallée.
Un deuxième gritche était en train d’émerger du tombeau appelé le Sphinx. Plus bas dans la vallée, un troisième sortit du Tombeau de Jade. La lumière crue faisait jouer des reflets sur les épines d’un quatrième gritche qui venait d’apparaître à l’entrée de l’Obélisque, à cinq cents mètres de là.
Kassad les ignora tous et se tourna vers celui qui gardait l’arbre.
Une centaine de gritches se tenaient maintenant entre l’arbre et lui. Il cligna des paupières, et cent autres apparurent sur sa gauche. Il regarda derrière lui. Toute une légion de gritches était massée sur les dunes glacées et parmi les rochers vitrifiés du désert. Ils étaient aussi impassibles que des statues.
Le colonel Kassad se frappa le genou du poing.
Merde !
Monéta surgit derrière lui. Leurs bras se touchèrent. Les combinaisons se mêlèrent, et il sentit la chaleur de son bras nu contre le sien. Elle se rapprocha encore, cuisse contre cuisse.
Je t’aime, Kassad.
Il contempla les courbes parfaites de son visage, ignorant la profusion de reflets de toutes les couleurs. Il s’efforça de se souvenir de leur première rencontre, dans les bois d’Azincourt. Ses yeux d’un vert profond, ses cheveux bruns coupés à la garçonne n’avaient jamais cessé de le hanter, de même que sa lèvre pleine et son goût de larmes salées lorsqu’il l’avait mordue sans le vouloir.
Il leva la main pour lui toucher la joue, et sentit la chaleur de sa peau sous la combinaison.
Si tu m’aimes , transmit-il, ne bouge pas d’ici.
Il se tourna alors vers le gritche. Poussant un cri qu’il était le seul à entendre dans le silence lunaire, un cri qui était à la fois un hurlement de révolte issu du passé profond de l’humanité, une clameur d’entraînement de l’École Militaire de la Force, un cri de karaté et un défi, il s’élança, à travers les dunes, vers l’arbre aux épines et le gritche qui le défendait.
Il y avait maintenant des milliers de gritches dans les collines et dans la vallée. Leurs serres cliquetèrent à l’unisson. La lumière formait des reflets sur des dizaines de milliers d’épines et de lames de scalpel.
Ignorant les autres gritches, Kassad se rua sur celui qu’il pensait avoir vu en premier. Au-dessus de la créature, des silhouettes humaines se tordaient dans la solitude de leurs souffrances.
Le gritche vers lequel il courait ouvrit les bras comme pour lui proposer l’accolade. De nouvelles lames courbes semblèrent sortir de leurs fourreaux secrets sur ses poignets, ses articulations et son torse.
Fedmahn Kassad parcourut en hurlant le reste de la distance.
— Je ne devrais pas y aller, fit le consul.
Sol et lui venaient de transporter Het Masteen, toujours inconscient, du tombeau où il se trouvait jusqu’au Sphinx. Pendant ce temps, le père Duré veillait sur Brawne Lamia. Il était presque minuit. La vallée était faiblement éclairée par la lueur des tombeaux. Les ailes du Sphinx se découpaient sur la partie visible du ciel entre les falaises. Brawne était immobile, le câble obscène se perdait dans les ténèbres de la galerie.
Sol toucha l’épaule du consul.
— Nous en avons déjà discuté. Il faut que vous y alliez.
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