— Tout ça pour rien du tout, répéta-t-il. Même mes trahisons n’ont servi à rien. Tout ce que j’ai fait a été inutile.
Centrab Minmum se leva en rajustant ses robes.
— Le tribunal a rendu sa sentence, dit-il.
Les seize autres Extros hochèrent la tête. Le consul se tourna brusquement vers eux. Il y avait quelque chose comme de la joie impatiente dans ses traits usés.
— Qu’est-ce que vous attendez ? demanda-t-il. Pour l’amour du ciel, finissons-en une bonne fois pour toutes.
Librom Ghenga se dressa pour lui faire face.
— Vous êtes condamné à vivre. Condamné à réparer une partie du mal que vous avez fait.
Le consul tituba, comme s’il avait été giflé.
— Non… Vous ne pouvez pas… Vous n’avez pas le droit de…
— Le tribunal vous condamne à traverser la période de chaos qui s’annonce, lui dit Nanscok Amnion, et à nous aider à trouver un point de fusionnement entre les familles séparées de l’humanité.
Le consul leva les bras devant son visage comme pour se protéger d’un coup qu’on voulait lui donner.
— Je ne peux pas… ne veux pas… trop coupable…
Librom Ghenga fit trois pas en avant et le saisit par le devant de sa veste d’apparat. Puis elle le secoua sans cérémonie.
— Vous êtes coupable. Et c’est précisément pour cette raison que vous devez aider à soulager le monde du chaos à venir. Vous avez contribué à libérer le gritche. Vous devez maintenant veiller à ce qu’il retourne dans sa cage. La longue réconciliation pourra alors commencer à se faire.
Elle avait lâché le vêtement du consul, mais celui-ci avait toujours les épaules qui tremblaient. À ce moment, les montagnes se tournèrent vers le soleil, et des larmes brillèrent dans les yeux du consul.
— C’est impossible, murmura-t-il.
Librom Ghenga lissa la veste froissée du diplomate, puis fit glisser ses longs doigts jusqu’à son épaule.
— Nous avons nos prophètes, nous aussi, dit-elle. Les Templiers nous aideront à réensemencer la galaxie. Peu à peu, tous ceux qui ont vécu dans la fiction nommée Hégémonie émergeront des ruines de leurs mondes asservis par le TechnoCentre pour se joindre à nous dans la vraie exploration… non seulement de l’univers, mais aussi du royaume encore plus grand qui se trouve à l’intérieur de chacun de nous.
Le consul ne donnait pas l’impression d’avoir entendu ce qu’elle disait. Il se détourna brusquement.
— Le Centre vous détruira, dit-il sans faire face à aucun des Extros. Il vous détruira comme il a détruit l’Hégémonie.
— Oublieriez-vous que votre monde natal a été fondé sur la base d’une solennelle alliance de vie ? lui demanda Centrab Minmum.
Le consul se tourna vers lui.
— C’est une alliance du même genre qui gouverne nos existences et toutes nos actions, poursuivit Minmum. Notre but n’est pas seulement de préserver un certain nombre d’espèces de l’Ancienne Terre. Il est également de trouver l’unité dans la diversité, et de répandre la semence de l’humanité dans d’autres mondes, dans d’autres environnements, tout en respectant comme sacrée la diversité de vie que nous trouverons ailleurs.
Le visage de Librom Ghenga brillait au soleil tandis qu’elle ajoutait d’une voix douce :
— L’unité offerte par le Centre reposait sur un esclavage abêtissant. La fausse sécurité n’était que stagnation. Quelles grandes idées ont fait évoluer la pensée et la culture humaines depuis l’hégire ?
— Vous avez été terraformés en une pâle imitation de l’Ancienne Terre, renchérit Centrab Minmum. Notre nouvelle ère d’expansion humaine ne prétendra pas terraformer quoi que ce soit. Nous ne rechignerons pas devant les difficultés, et nous saluerons les différences. Nous n’obligerons pas l’univers à s’adapter, c’est nous qui nous adapterons.
Nanscok Amnion fit un grand geste en direction des étoiles.
— Si l’humanité survit à cette épreuve, notre avenir se trouvera dans les espaces noirs intermédiaires aussi bien que sur les planètes éclairées par les soleils.
Le consul soupira.
— J’ai des amis sur Hypérion, dit-il. Puis-je retourner là-bas pour les aider ?
— Vous le pouvez, déclara Librom Ghenga.
— Et pour affronter le gritche ? demanda le consul.
— Pour l’affronter, fit Centrab Minmum.
— Et pour survivre dans l’ère de chaos qui s’annonce ?
— C’est votre devoir, murmura Nanscok Amnion.
Le consul soupira de nouveau. Il s’écarta avec les autres tandis qu’une grosse libellule aux ailes formées de capteurs solaires et de peau diaphane insensibles au vide et au rayonnement cosmiques descendait se poser à proximité du cercle de Stonehenge et ouvrait ses panneaux ventraux pour accueillir le consul.
Dans la salle d’hôpital de la Maison du Gouvernement de Tau Ceti Central, le père Paul Duré dormait d’un sommeil superficiel provoqué par les médicaments qu’on lui avait administrés. Il rêvait de flammes et de mondes à l’agonie.
À part la brève visite de la Présidente Gladstone et celle, encore plus brève, de l’évêque Édouard, il était resté seul toute la journée, émergeant continuellement d’une brume de douleur pour y retomber aussitôt. Les médecins avaient demandé qu’on ne le transporte pas ailleurs pendant encore douze heures, et le Collège des cardinaux, sur Pacem, avait fait savoir qu’il acceptait et qu’il souhaitait au patient une prompte guérison. Les préparatifs de la cérémonie, qui devait avoir lieu dans vingt-quatre heures, étaient en cours. Après cette cérémonie, le prêtre jésuite Paul Duré, de Villefranche-sur-Saône, serait le pape Teilhard I, quatre cent quatre-vingt-septième évêque de Rome, successeur direct du disciple Pierre.
Guérissant à toute vitesse, ses chairs se régénérant sous l’impulsion d’un million de directeurs ARN, ses nerfs se reconstituant grâce aux miracles de la médecine moderne (pas assez miraculeuse, cependant, pour m’épargner d’horribles démangeaisons, se disait-il), le jésuite, dans son lit, songeait à Hypérion, au gritche, à sa longue existence et à l’état de confusion dans lequel étaient plongées les affaires de Dieu en ce bas monde. Il finit par se rendormir, et vit en rêve le Bosquet de Dieu dévoré par les flammes tandis que la Voix Authentique de l’Arbre-monde le poussait vers la porte distrans. Il rêva également de sa mère, et d’une femme nommée Semfa, maintenant morte, qui travaillait à la plantation de Perecebo, aux confins des Confins, dans la zone de culture des fibroplastes, à l’est de Port-Romance.
Dans ses rêves, d’une tristesse fondamentale, Duré eut soudain conscience d’une autre présence. Et ce n’était pas d’une autre présence dans son rêve qu’il s’agissait, mais d’un autre rêveur .
Il marchait aux côtés de quelqu’un. L’air était frais, le ciel était d’un bleu émouvant. Au détour d’un virage, un lac apparut devant eux, bordé d’arbres élégants, sur un fond de montagnes et de nuages bas qui donnaient à la scène une échelle et une intensité dramatiques. Au milieu des eaux calmes comme un miroir, une île semblait flotter.
— Le lac Windermere, fit le compagnon de Duré.
Le jésuite se tourna lentement, le cœur battant d’angoisse à l’idée de ce qu’il allait découvrir. Mais la vue du jeune homme qui venait de parler ne lui inspira aucune crainte.
Il était de petite taille et portait une veste démodée avec des boutons de cuir, une large ceinture de cuir, de grosses chaussures, un vieux bonnet de fourrure, un sac à dos usé et un pantalon à la coupe bizarre, rapiécé en plusieurs endroits. Il avait une grande couverture sur l’épaule gauche et un solide bâton de pèlerin à la main droite.
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