Duré s’arrêta, et l’autre l’imita aussitôt, comme si cette pause était la bienvenue.
— La colline de Furness et les monts Cumbrian, fit le jeune homme en désignant, avec son bâton, la région située au-delà du lac.
Duré remarqua les boucles auburn qui dépassaient du vieux bonnet, ainsi que les grands yeux noisette et la petite taille de cet homme. Il se disait qu’il devait rêver, tout en pensant : Je ne rêve pas, c’est réel.
— Qui êtes…
Il ne put achever sa question, tant son cœur battait fort dans sa poitrine.
— Je m’appelle John, lui dit son compagnon, et le calme raisonnable de sa voix écarta, dans une certaine mesure, les craintes de Duré.
— Je pense que nous pourrons passer la nuit à Bowness, reprit le jeune homme. Brown me dit qu’il y a une splendide auberge juste au bord du lac.
Duré hocha la tête. Mais il n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait.
Le petit homme se pencha en avant et serra le bras du jésuite d’une poigne douce mais insistante.
— Quelqu’un viendra après moi, dit-il. Ce ne sera ni l’alpha ni l’oméga, mais ce sera essentiel pour nous montrer la voie.
Duré hocha stupidement la tête. Une petite brise faisait maintenant ondoyer le lac, et leur apportait des senteurs de végétation venues des collines.
— Ce quelqu’un sera né très loin d’ici, poursuivit John. Plus loin que tout ce que notre race a connu depuis des siècles. Et votre mission sera la même que la mienne en ce moment : préparer la voie. Vous ne vivrez pas suffisamment longtemps pour assister à l’enseignement donné par cette personne, mais votre successeur, oui.
— Oui, fit Paul Duré en écho.
C’était tout ce qu’il pouvait dire, car il n’avait plus du tout de salive dans la bouche.
Le jeune homme ôta son bonnet, le passa à sa ceinture, et se baissa pour ramasser un galet. Il la lança loin à la surface du lac. Des ondes concentriques se formèrent lentement.
— Zut, je voulais le faire ricocher, dit John.
Il se tourna vers Duré.
— Quittez cet hôpital et retournez sur Pacem le plus vite possible, vous m’avez bien compris ?
Duré battit des paupières. Cette réplique ne semblait pas appartenir à son rêve.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Peu importe. Faites ce que je vous dis. Ne vous laissez retarder par rien. Si vous ne vous mettez pas en route tout de suite, vous n’aurez plus d’autre occasion par la suite.
Duré regarda derrière lui, désorienté, comme s’il envisageait de regagner son lit d’hôpital à pied. Il jeta un coup d’œil, par-dessus son épaule, au jeune homme frêle qui se tenait sur les galets de la rive.
— Et vous ?
John ramassa une deuxième pierre, la lança et fit la grimace en voyant qu’elle ne ricochait qu’une seule fois avant de disparaître sous le miroir de l’eau.
— Je suis heureux ici pour le moment, dit-il, plus pour lui-même que pour Duré. J’étais vraiment heureux quand j’ai fait ce voyage, ajouta-t-il.
Puis il sembla faire un effort pour sortir de sa rêverie, et sourit à Duré.
— Qu’est-ce que vous attendez ? Magnez-vous le train, Votre Sainteté.
Choqué, amusé et irrité en même temps, Duré ouvrit la bouche pour répliquer, mais se retrouva dans son lit d’hôpital à la Maison du Gouvernement. Les soignants avaient baissé la lumière pour qu’il puisse dormir. Des pastilles de surveillance étaient fixées à sa peau.
Il demeura sans bouger une minute ou deux, souffrant des démangeaisons occasionnées par ses tissus en train de guérir de leurs brûlures au troisième degré. Il pensa au rêve qu’il venait de faire, en se disant que ce n’était qu’un songe et qu’il pouvait dormir encore quelques heures avant que Monsignore – ou plutôt l’évêque Édouard – et les autres n’arrivent pour l’escorter. Il ferma les yeux, et se souvint du visage masculin mais très doux, des yeux noisette et du dialecte archaïque.
Le père Paul Duré, de la Compagnie de Jésus, se redressa alors, descendit péniblement de son lit, chercha ses vêtements, mais ne trouva rien d’autre à porter que le pyjama de papier qu’on lui avait mis à l’hôpital. Il s’entoura les épaules d’une couverture, arracha les pastilles de surveillance, et s’éloigna pieds nus avant que les soignants ne soient alertés.
Il y avait au bout du couloir une porte distrans réservée au corps médical. S’il ne pouvait pas l’utiliser, il en trouverait bien une autre.
Leigh Hunt porta le corps de Keats au soleil, au milieu de la Piazza di Spagna . Il croyait y trouver le gritche en train de l’attendre. Au lieu de cela, il y avait un cheval. Hunt n’était pas très connaisseur en matière de chevaux, car l’espèce avait totalement disparu à son époque, mais l’animal semblait être le même que celui qui les avait amenés à Rome. Et il était d’autant plus facile à reconnaître qu’il était attelé à la même calèche, que Keats appelait vettura .
Hunt déposa le corps sur le siège, en le drapant soigneusement dans son linceul. Il marcha à côté de la calèche, la main toujours posée sur le drap, tandis que le cheval commençait à avancer lentement. Avant de mourir, Keats avait demandé à être enterré dans le cimetière protestant qui se trouvait près de la Pyramide de Caïus Cestius. Hunt se rappelait vaguement qu’ils avaient franchi, en arrivant dans leur singulier équipage, le mur d’Aurélien, mais il aurait été incapable de retrouver son chemin, même si sa vie ou le bon déroulement de l’enterrement de Keats en dépendaient. De toute manière, le cheval semblait savoir parfaitement où il allait.
Tout en marchant lentement à côté de la calèche, conscient de la pureté de l’air par cette belle journée de printemps et d’une odeur sous-jacente de végétation pourrie, Hunt se demanda tout à coup si le corps n’était pas déjà en train de se décomposer. Il n’était pas très au courant des phénomènes qui accompagnaient la mort, et ne désirait d’ailleurs pas en savoir plus. Il donna une tape sur la croupe du cheval pour le faire aller plus vite, mais l’animal s’arrêta, tourna lentement la tête pour lui jeter un regard de reproche, et se remit à marcher à la même allure.
Ce fut plutôt un léger éclat de lumière aperçu du coin de l’œil qu’un quelconque bruit qui l’alerta. Lorsqu’il se retourna, le gritche était là. Il suivait la calèche à une quinzaine de mètres, réglant son pas sur celui du cheval, avec une démarche solennelle mais quelque peu comique, levant haut à chaque pas ses genoux hérissés de piquants tandis que le soleil faisait jeter des éclats à sa carapace, à ses dents de métal et aux lames de son corps.
La première impulsion de Hunt fut de tout lâcher et de se mettre à courir, mais le sens du devoir et celui, plus fort encore, de son impuissance l’en empêchèrent. Où aurait-il pu fuir ? La Piazza di Spagna était le seul endroit qu’il connaissait, et le gritche lui barrait la route.
Acceptant le monstre comme compagnon de deuil de cet insensé convoi funéraire, Hunt lui tourna le dos et continua de marcher à côté de la calèche, en agrippant la cheville du mort à travers le drap.
Du coin de l’œil, pendant tout ce temps, il guettait le moindre signe de présence d’une porte distrans ou d’une quelconque trace de présence humaine ou de technologie postérieure au XIX esiècle. Mais il ne voyait rien. L’illusion qu’il avait de traverser une Rome abandonnée par cette matinée quasi printanière de février 1821 était parfaite.
Après avoir gravi une colline distante d’un pâté de maisons de l’escalier de la piazza , le cheval prit une large avenue puis tourna plusieurs fois dans des ruelles, passant devant les ruines circulaires du Colisée, que Hunt n’eut pas de mal à reconnaître.
Читать дальше