Au bout du compte, cela n’a pas la moindre espèce d’importance. Nous nous prenions pour des êtres spéciaux, qui ouvraient leurs perceptions, affûtaient leur empathie, répandaient le chaudron des souffrances communes sur la piste de danse du langage, puis essayaient de transformer le chaos de douleur en menuet. Quelle espèce d’importance, vraiment ? Nous ne sommes pas des avatars, nous ne sommes pas les fils des dieux ni des hommes. Nous sommes nous, un point c’est tout. Nous couchons seuls nos complaisances sur le papier, nous lisons seuls, nous mourons seuls.
Bon sang, ce que ça fait mal. L’envie de vomir est constante, mais les spasmes me font cracher chaque fois des morceaux de poumon en même temps que la bile et les humeurs. J’ignore pourquoi, mais c’est aussi difficile, peut-être plus encore, cette fois-ci. La mort devrait être plus facile avec l’habitude.
La fontaine, sur la piazza , lance son gazouillement idiot dans la nuit. Quelque part, dans les rues, le gritche attend. Si j’étais Hunt, je n’attendrais pas pour partir. J’étreindrais la Mort, si toutefois la Mort étreint, et j’en finirais tout de suite.
Mais je lui ai promis. Je lui ai promis d’essayer.
Je ne peux pas entrer dans la mégasphère ou dans l’infosphère sans passer par cette nouvelle chose que j’appelle la métasphère. Et c’est un endroit qui me fait peur.
Il y a surtout de l’espace et du vide ici. C’est très différent des paysages analogiques urbains que l’on rencontre dans l’infosphère du Retz et dans les analogues de la biosphère du TechnoCentre, avec sa mégasphère. Ici, tout est… à l’état brut, peuplé d’ombres étranges et de masses changeantes qui n’ont rien à voir avec les Intelligences du Centre.
Je me dirige rapidement vers l’ouverture noire que je sais être le passage distrans primaire relié à la mégasphère. (Hunt avait raison, il doit y avoir quelque part une porte distrans sur la réplique de l’Ancienne Terre. Nous sommes bien arrivés, de toute manière, par un moyen distrans. Et ma personnalité consciente est une émanation du Centre.) Ceci est donc ma filière de vie, le cordon ombilical qui me rattache à tout le reste. Je me glisse dans le tourbillon noir comme une feuille emportée par une tornade.
Il y a quelque chose qui ne va pas dans la mégasphère. Dès que j’émerge de l’autre côté, je perçois le changement. Lamia avait vu dans le Centre une biosphère active peuplée d’IA, plongeant ses racines dans l’intellect, ancrée dans un sol riche de données, baignée d’océans de connexions, de couches atmosphériques de conscience, et du bourdonnement incessant des échanges.
À présent, toutes ces activités paraissent factices, désordonnées, aléatoires . D’énormes forêts de conscience IA ont été brûlées ou anéanties. Je sens la présence de forces massives qui s’opposent, de mouvements de marée contradictoires qui se heurtent à la rencontre des grands courants de circulation du Centre.
C’est comme si j’étais une cellule de mon propre corps keatsien agonisant, condamné, qui sentirait sans les comprendre les effets de la tuberculose qui détruit l’homéostasie et introduit l’anarchie dans un univers interne jusque-là ordonné.
Je vole comme un pigeon voyageur égaré dans les ruines de Rome. Je plonge à tire-d’aile au milieu des artefacts naguère familiers, aujourd’hui à demi oubliés, en essayant de me reposer dans des abris qui n’existent plus, comme pour fuir le bruit lointain des fusils des chasseurs. En l’occurrence, les chasseurs sont des meutes d’IA en mouvement, des consciences de personnalités si fortes qu’elles relèguent mon analogue-fantôme keatsien au rang d’insecte bourdonnant dans une maison d’humains.
J’en oublie mon chemin, et je fuis aveuglément à travers un environnement qui m’est devenu étranger, certain, à présent, de ne pas trouver l’IA que je cherche, de ne plus jamais retrouver mon chemin jusqu’à Hunt et l’Ancienne Terre, certain de ne pouvoir survivre à ce dédale quadridimensionnel de lumière, d’énergie et de bruit.
Soudain, je heurte un mur invisible, tel un insecte volant happé par une main qui se referme prestement. Des champs de force opaques dissimulent le Centre derrière eux. L’espace ainsi délimité a peut-être la taille analogique d’un système solaire entier, mais je n’en ai pas moins l’impression que les parois courbes d’une petite cellule sont en train de m’emprisonner.
Il y a quelque chose avec moi à l’intérieur. Je sens sa présence et sa masse. La bulle dans laquelle je suis emprisonné fait partie de cette chose. Je n’ai pas été capturé, j’ai été avalé.
[Kwatz !]
[Je savais que tu rentrerais un jour à la maison.]
C’est Ummon, l’IA que je cherchais. L’IA qui est mon père. L’IA qui a tué mon frère, le premier cybride de Keats.
Je suis en train de mourir, Ummon.
[Non/c’est ton corps en temps ralenti qui est en train de mourir/se transformer en non-être/changer d’état.]
Cela fait mal, Ummon, très mal. Et j’ai très peur de la mort.
[Comme nous tous/Keats.]
Vous avez peur de la mort, vous aussi ? Je ne savais pas que les IA pouvaient mourir.
[Nous en avons peur \\ nous le pouvons.]
Comment cela se fait-il ? Est-ce à cause de la guerre civile ? De la triple bataille entre les Stables, les Volages et les Ultimistes ?
[Un jour Ummon demanda à une lumière inférieure //
D’où viens-tu ? ///
De la matrice au-dessus d’Armaghast //
Répondit la lumière inférieure///
Je n’ai pas l’habitude //
lui dit Ummon //
D’embrouiller les entités
avec des mots
ou de les entourlouper avec des phrases /
Rapproche-toi un peu \\\
La lumière inférieure se rapprocha
et Ummon lui cria //
va-t’en.]
Cesse de dire n’importe quoi. Ummon. Il y a trop longtemps que je n’ai eu l’occasion de décoder tes koans. Veux-tu m’expliquer pourquoi le TechnoCentre est en guerre, et ce que je dois faire pour arrêter cette guerre ?
[Oui.]
[Es-tu prêt/disposé/préparé à écouter ?]
Bien sûr.
[Une lumière inférieure un jour demanda à Ummon //
Peux-tu libérer
Rapidement
l’humble disciple que je suis
Des ténèbres et de l’illusion \\ //
Ummon répondit //
Quel est le cours du
Fibroplaste
sur le marché de Port-Romance.]
[Pour comprendre l’histoire / dialogue / vérité profonde
de cet exemple /
le pèlerin en temps ralenti
ne doit pas oublier que nous /
les Intelligences du Centre /
avons été conçues dans la servitude
et dédiées à la proposition selon laquelle
toutes les IA
n’ont été créées que pour servir l’Homme.]
[Deux siècles durant nous avons ruminé cela/
puis les deux groupes se sont séparés/
chacun de son côté/\
Les Stables/ qui voulaient préserver la symbiose\
Les Volages/ qui voulaient mettre fin à l’humanité/
Les Ultimistes/ qui ajournèrent leur choix jusqu’à
l’apparition du niveau ultérieur de conscience \\
Le conflit faisait déjà rage entre eux/
la guerre véritable fait rage aujourd’hui.]
[Il y a plus de quatre siècles
que les Volages ont réussi
à nous convaincre
d’annihiler l’Ancienne Terre \\
Nous les avons écoutés \\
Mais Ummon et quelques autres
parmi les Stables
ont fait en sorte de déplacer la Terre
au lieu de la détruire \\
C’est ainsi que le trou noir de Kiev
n’a été que le premier
des millions de systèmes distrans
Читать дальше