— Le gritche… l’a prise… Impossible d’entrer dans le Sphinx… J’attends !
Brawne hocha la tête. Elle plissa les yeux en direction du Sphinx, qui n’était visible, à travers les tourbillons de sable, que sous la forme d’une masse aux contours vaguement luminescents.
— Vous vous sentez bien ? cria Sol.
— Hein ?
— Vous vous… sentez bien ?
Elle hocha distraitement la tête, puis se toucha subitement le front. La dérivation neurale avait disparu. Pas seulement le câble incongru du gritche, mais l’implant que Johnny lui avait fait mettre lorsqu’ils se cachaient dans la ruche des Poisses, à une époque qui lui semblait incroyablement éloignée. Maintenant que la dérivation et la boucle de Schrön avaient définitivement disparu, il ne lui restait plus aucun moyen d’entrer en contact avec Johnny. Elle se souvenait de la manière dont Ummon avait détruit la personnalité de son ex-amant en l’écrasant et en l’absorbant sans faire plus d’efforts que s’il s’agissait d’un insecte.
— Je vais très bien, dit-elle.
Mais elle avait tant de mal à se tenir debout que Sol était obligé de la soutenir.
Il était en train de lui crier quelque chose. Elle essaya de se concentrer, de s’ancrer fermement ici et maintenant . Après son passage dans la mégasphère, la réalité lui paraissait exiguë.
— … impossible de parler ici, criait Sol… retourner au Sphinx !
Elle secoua la tête. Elle désigna du doigt la falaise, au nord de la vallée, où l’énorme arbre du gritche se profilait entre deux passages de nuages et de sable.
— Le poète… Silenus… Il est là ! Je l’ai vu !
— On ne peut rien faire pour lui ! cria Sol.
Il l’abritait de son mieux avec sa cape de fibroplaste sur laquelle le sable crépitait comme autant de fléchettes sur une armure. Elle se serrait contre lui, sentant la chaleur de son corps, souhaitant presque imiter le bébé Rachel, aspirant à dormir, dormir dans ses bras.
— On pourrait essayer ! insista-t-elle. J’ai repéré… des connexions en sortant de la mégasphère… L’arbre aux épines est relié, d’une manière ou d’une autre, au Palais du gritche. Si nous pouvions arriver jusque-là, nous trouverions peut-être un moyen de libérer Silenus…
Il secoua la tête.
— Je ne peux pas m’éloigner du Sphinx. Rachel…
Elle comprenait. Elle lui toucha la joue, puis se blottit contre lui. Elle sentait le contact de sa barbe rêche contre sa propre joue.
— Les tombeaux sont en train de s’ouvrir, dit-elle. J’ignore si nous aurons une autre occasion.
Il y avait des larmes dans les yeux de Sol.
— Je sais. Je voudrais pouvoir faire quelque chose, mais je préfère ne pas m’éloigner du Sphinx, pour le cas où… pour le cas où elle…
— Vous avez raison, lui dit Brawne. Retournez là-bas. Je vais jusqu’au Palais pour essayer de voir comment il est relié à l’arbre.
Sol hocha la tête d’un air misérable.
— Vous dites que vous étiez dans la mégasphère, cria-t-il. Qu’avez-vous vu là-bas ? Qu’avez-vous appris ? Votre personnalité keatsienne… Est-elle…
— Nous en reparlerons à mon retour.
Elle recula pour mieux voir son visage. Un masque de douleur recouvrait ses traits. Son expression était celle d’un père qui vient de perdre son enfant.
— Retournez là-bas, répéta-t-elle d’une voix décidée. Rendez-vous au Sphinx dans une heure au plus tard.
Il se frotta la barbe.
— Il ne reste que vous et moi, Brawne. Nous ne devrions peut-être pas nous séparer.
— Il le faut, provisoirement, lui cria Brawne en s’éloignant déjà, ses vêtements soulevés par le vent. À tout à l’heure, Sol.
Elle s’éloigna rapidement, de peur de céder à la tentation de retourner se blottir dans ses bras. Le vent était de plus en plus fort. Il soufflait maintenant depuis l’entrée de la vallée, et elle recevait du sable en plein dans les yeux et sur les joues. Il fallait qu’elle baisse la tête en permanence pour ne pas trop s’écarter du sentier. La lumière intermittente des tombeaux la guidait. Elle sentait les marées du temps qui l’empoignaient comme pour l’arracher du sol.
Quelques minutes plus tard, elle eut vaguement conscience d’avoir dépassé l’Obélisque. Elle reconnut les débris qui jonchaient le sentier devant le Monolithe de Cristal. Le Sphinx et Sol, derrière elle, n’étaient plus visibles. Le Tombeau de Jade n’était qu’une pâle lueur verdâtre au milieu des tourbillons de sable de cauchemar.
Elle s’immobilisa, titubant légèrement sous la force du vent et des courants anentropiques. Elle avait encore cinq cents mètres à parcourir dans la vallée pour arriver au Palais du gritche. Que ferait-elle en arrivant là-bas ? En quoi le fait de connaître l’existence d’un lien entre le tombeau et l’arbre allait-il lui servir ? Et qu’est-ce que ce foutu poète avait fait pour elle, excepté l’injurier et la faire sortir de ses gonds quand ils étaient ensemble ? Pourquoi risquait-elle sa vie pour lui ?
Le vent hurlait dans la vallée. Cependant, au-dessus du vacarme, Brawne avait l’impression d’entendre des hurlements plus perçants, plus humains. Elle tourna la tête en direction des falaises du nord, mais le sable obscurcissait tout.
Elle pencha la tête en avant, remonta le col de sa veste et continua d’avancer contre le vent.
Avant même que Gladstone eût quitté la niche mégatrans, un appel retentit, et elle reprit sa place devant le foyer holo, qu’elle fixa avec intensité. Le vaisseau du consul venait d’accuser réception du message, mais aucune transmission ne suivait. Peut-être avait-il changé d’avis.
Non. Les colonnes de données flottant dans le prisme vertical du foyer avaient indiqué que la salve provenait du système de Mare Infinitus. C’était l’amiral William Ajunta Lee qui l’appelait, en se servant du code personnel qu’elle lui avait communiqué.
Les responsables de la Force spatiale avaient été indignés lorsqu’elle avait insisté pour promouvoir le jeune capitaine de frégate au poste d’« agent de liaison du gouvernement » à l’occasion de l’offensive initialement prévue dans le système d’Hébron. À la suite de la destruction d’Heaven’s Gate et du Bosquet de Dieu, la flotte avait été transférée dans le système de Mare Infinitus. Soixante-quatorze gros bâtiments de combat protégés par des vaisseaux-torches lourdement armés et par une nuée de chasseurs rapides. Leur mission était de percer le flanc de l’essaim en mouvement et d’en attaquer rapidement le cœur.
Lee était le contact et l’espion de la Présidence. Son nouveau grade lui permettait de se tenir au courant de toutes les décisions du commandement. Seuls quatre officiers de la Force spatiale lui étaient supérieurs en grade. Gladstone avait tenu à ce qu’il fasse partie de l’expédition pour la tenir personnellement informée du déroulement des opérations.
Le foyer s’embruma, et le visage décidé de William Ajunta Lee remplit l’espace.
— H. Présidente, voici mon rapport, comme vous l’avez ordonné. La force d’intervention 181.2 s’est distransportée avec succès dans le système 3996.12.22…
Elle battit des paupières, surprise, avant de se souvenir qu’il s’agissait de la dénomination officielle du système abritant Mare Infinitus. En dehors des mondes du Retz, les coordonnées devenaient complexes.
— … Les unités de combat de l’essaim se trouvent encore à cent vingt minutes de la sphère de danger du monde-cible, était en train de dire Lee.
Gladstone savait que la sphère de danger avait un rayon d’environ 0,13 UA, distance à laquelle les armes habituelles commençaient à être efficaces malgré les défenses planétaires. Mais Mare Infinitus ne possédait pas de défenses planétaires.
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