Un instant, leurs combinaisons fusionnèrent, comme lorsqu’ils avaient fait l’amour. Il sentit sa chair contre la sienne, son sang et sa sueur contre les siens. Les battements de leurs deux cœurs étaient confondus.
Tue-le , souffla Monéta, dont la douleur était audible même en mode subvocal.
Je fais ce que je peux. Je fais ce que je peux.
Le gritche s’était relevé. Trois mètres d’acier chromé et de lames couvertes du sang et de la douleur des hommes. Il ne semblait souffrir d’aucun dommage majeur. Le sang de quelqu’un d’autre coulait en étroits ruisseaux le long de ses poignets et de sa carapace. Son rictus sans âme semblait plus large que précédemment.
Kassad sépara son armure de celle de Monéta. Il la posa doucement sur un rocher, bien qu’il se sût plus touché qu’elle. Mais ce n’était pas son combat à elle. Pas encore.
Il s’interposa entre celle qu’il aimait et le gritche.
Il hésita. Un murmure faible mais d’intensité croissante parvenait à ses oreilles, comme la marée qui monte à l’assaut d’un rivage invisible. Il leva les yeux, sans toutefois perdre de vue le gritche qui avançait lentement, et se rendit compte que la rumeur provenait de l’arbre aux épines qui se trouvait au loin derrière le monstre. Les malheureux qui y étaient empalés et qui formaient sur les branches de petites taches colorées ne gémissaient plus sur le même registre de douleur que précédemment. Ils étaient en train de lui faire une ovation à leur manière.
Il reporta son attention sur le gritche, qui opérait un mouvement tournant. Il sentait la douleur et la faiblesse s’installer dans son talon cruellement entaillé. Son pied droit était devenu inutile, incapable de porter son poids. Il se servit du pied gauche et de la main appuyée sur le rocher pour pivoter en même temps que le monstre de manière à protéger Monéta.
La rumeur lointaine s’arrêta, comme une respiration retenue.
Le gritche cessa d’être là où il était pour se trouver sur Kassad, les bras refermant déjà leur étreinte mortelle, les lames et les piquants s’enfonçant déjà dans ses chairs. Les yeux du monstre semblaient émettre leur propre lumière. Ses mâchoires s’ouvrirent de nouveau.
Kassad lança un cri de rage et de défi, et frappa de toutes ses forces.
Le père Paul Duré franchit sans incident la Porte du Pape et se retrouva sur le Bosquet de Dieu. Quittant la pénombre chargée d’encens des appartements pontificaux, il eut du mal à s’adapter à la riche lumière diffusée par un ciel citron au-dessus d’un paysage de verdure éclatante.
Les Templiers l’attendaient tandis qu’il émergeait du terminal distrans privé. Il voyait le bord de la plate-forme en bois de vort à cinq mètres de lui sur la droite. Au-delà, il n’y avait plus rien. Ou, plutôt, il y avait toute la voûte feuillue du Bosquet de Dieu, qui s’étendait jusqu’à l’horizon de la planète. Le sommet des arbres miroitait comme la surface d’un océan. Duré savait qu’il se trouvait au sommet de l’Arbre-monde, le plus haut et le plus sacré de tous les arbres que les Templiers vénéraient.
Ceux qui étaient venus l’accueillir comptaient parmi les plus importants dans la hiérarchie complexe de la Fraternité du Muir. Ils ne lui servirent cependant, pour le moment, que de guides. Ils le conduisirent à un ascenseur entouré de lianes et de plantes grimpantes, qui s’éleva vers des niveaux où peu de non-Templiers avaient eu accès dans le passé. Puis ils suivirent une passerelle qui débouchait sur un escalier bordé d’une rampe sculptée dans un magnifique bois de muir. Ils grimpèrent en spirale autour d’un tronc dont le diamètre allait en diminuant, de deux cents mètres à la base jusqu’à moins de huit mètres dans les sommets où ils se trouvaient. La plate-forme en bois de vort était exquisément ouvragée. Les rampes formaient de délicates arabesques de lianes sculptées à la main. Les piliers et balustrades s’ornaient de têtes de gnomes, lutins et autres esprits des bois. La table et les fauteuils dont le père Duré s’approchait maintenant étaient sculptés d’une seule pièce avec la plate-forme circulaire.
Deux hommes l’attendaient. Le premier était celui à qui Duré voulait parler, la Voix Authentique de l’Arbre-monde, le grand prêtre du Muir, le porte-parole de la Fraternité des Templiers, Sek Hardeen. Le second constituait une surprise. Duré remarqua d’abord la robe rouge, couleur de sang artériel, bordée d’hermine noire. Le Lusien qui la portait était gras, le visage tout en bajoues, le nez énorme et busqué, les petits yeux ronds perdus au milieu de tous ces replis de chair. Ses deux mains adipeuses étaient ornées d’anneaux rouges et noirs, en alternance, à chaque doigt. Duré savait qu’il avait devant lui l’évêque de l’Église de l’Expiation Finale, le grand prêtre du culte gritchtèque.
Le Templier se leva. Du haut de ses deux mètres, il déclara en tendant la main au père Duré :
— Nous sommes heureux que vous ayez pu vous joindre à nous.
En lui serrant la main, Duré eut l’impression de toucher une vieille racine. Ses longs doigts effilés avaient une couleur jaunâtre.
La Voix Authentique de l’Arbre-monde portait la même robe à capuche que Het Masteen, et sa couleur, verte à liseré brun formait un fort contraste avec la tenue flamboyante de l’évêque.
— Merci de me recevoir sans rendez-vous, H. Hardeen, murmura Duré.
La Voix Authentique était le chef spirituel de plusieurs millions d’adeptes du Muir, mais Duré savait que les Templiers détestaient l’usage de titres honorifiques lorsque l’on s’adressait à eux. Il se tourna vers l’évêque pour ajouter :
— Votre Éminence, j’ignorais que j’allais avoir l’honneur de me trouver en votre présence.
L’évêque du culte gritchtèque eut un hochement de tête presque imperceptible.
— Je suis ici en visite. H. Hardeen a émis l’idée que cette rencontre pourrait présenter un certain intérêt pour moi. Je suis heureux de faire votre connaissance, père Duré. Nous avons beaucoup entendu parler de vous au cours de ces dernières années.
Le Templier indiqua un siège de l’autre côté de la table en bois de muir. Duré s’assit, joignant les mains sur la surface polie du bois dont il fit mine d’admirer le grain pendant qu’il réfléchissait à toute vitesse. La moitié des forces de sécurité du Retz était à la recherche de l’évêque. Sa présence ici annonçait des complications qui dépassaient de loin celles que le jésuite s’attendait à affronter.
— Intéressant, n’est-ce pas ? demanda l’évêque. Trois des religions les plus profondément ancrées dans l’histoire de l’humanité sont représentées autour de cette table.
— Profondément ancrées, sans doute, répliqua Duré. Mais elles ne représentent guère les croyances de la majorité des humains. Sur près de cent cinquante milliards d’âmes, l’Église catholique en représente moins d’un million. Le culte du… euh… l’Église de l’Expiation Finale, entre cinq et dix millions, je pense. Et combien de Templiers, H. Hardeen ?
— Vingt-trois millions, répondit la Voix de l’Arbre-monde d’un ton doux. Beaucoup d’autres partagent nos vues écologiques et voudraient sans doute rejoindre nos rangs, mais notre Fraternité n’est pas ouverte aux masses.
L’évêque frotta l’un de ses multiples mentons. Il avait la peau laiteuse, et ses petits yeux clignaient comme s’ils n’étaient pas habitués à la lumière du jour.
— Les gnostiques zen prétendent compter quarante millions d’adeptes, grogna-t-il. Mais de quelle sorte de religion s’agit-il, je vous le demande ? Ils n’ont ni prêtres, ni Église, ni livre saint, ni concept de péché.
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