Je regarde autour de moi en songeant : bonne question . Nous sommes à la campagne, au sommet d’une colline. Au pied de cette colline, une route serpente à travers des vignes, longe une autre colline au long versant boisé, et se perd au détour d’une autre butte située à trois ou quatre kilomètres de distance. Il fait agréablement chaud, et des insectes bourdonnent autour de nous. Cependant, rien de plus gros qu’un oiseau ne bouge dans le paysage. Il y a des falaises à notre droite, qui laissent voir un coin de mer bleue. Des cirrus floconnent très haut dans le ciel. Le soleil vient de dépasser le zénith. Je ne vois pas de maisons, pas de trace de technologie plus complexe que la culture des vignes et la route de pierres et de boue au-dessous de nous. Chose plus importante, le murmure continuel de l’infosphère n’existe pas ici. C’est un peu déroutant, et même terrifiant, comme la disparition soudaine d’un bruit auquel on a été habitué depuis sa plus tendre enfance.
Hunt fait un pas en avant en trébuchant, se frappe les oreilles, comme s’il voulait se persuader qu’il entend encore, frappe violemment son persoc.
— Merde ! s’exclame-t-il. Merde de merde ! Mon implant ne fonctionne plus. Mon persoc ne marche pas !
— Ce n’est pas ça, lui dis-je. Je pense plutôt que nous sommes en dehors de l’infosphère.
Mais, tout en prononçant ces mots, je perçois un bourdonnement plus grave, plus discret, plus ample et beaucoup moins accessible que l’infosphère. Serait-ce la mégasphère ?
La musique des sphères , me dis-je en souriant.
— Qu’est-ce que vous avez à rire comme un con, Severn ? C’est vous qui l’avez fait exprès ?
— Pas du tout. J’ai tapé les bons codes.
L’absence totale de panique dans ma voix est en soi une forme de panique.
— Qu’est-ce qui n’a pas marché, alors ? C’est cette foutue Porte du Pape ? Quelqu’un nous a joué un tour ? Il y a eu une panne ?
— Je ne pense pas. La porte fonctionne très bien, Hunt. Elle nous a simplement conduits là où le TechnoCentre voulait que nous nous trouvions.
— Le TechnoCentre ?
Le peu de couleurs qu’il y avait dans sa physionomie de basset disparaît à vue d’œil tandis que le collaborateur de la Présidente prend conscience de l’identité de ceux qui contrôlent le réseau distrans. L’ ensemble du réseau distrans.
— Bon Dieu ! murmure-t-il. Sacré bon Dieu !
Il vacille au bord de la route et s’assoit dans l’herbe. Son complet de cadre supérieur en suédine et ses chaussures noires semblent déplacés ici.
— Où sommes-nous ? me demande-t-il de nouveau.
Je prends une grande inspiration. Il y a dans l’air une odeur de terre fraîchement retournée, d’herbe coupée et de poussière du chemin. Le vent nous apporte les effluves iodés de l’océan.
— Si vous voulez mon avis, Hunt, je pense que nous sommes sur la Terre.
— La Terre ? répète le petit homme en regardant droit devant lui, hébété. La Terre… Vous voulez dire, peut-être, la Nouvelle-Terre, Terra, la Terre II.
— Non, Hunt. La planète Terre. L’Ancienne Terre. Ou sa reproduction.
— Sa reproduction…
Je m’avance vers lui pour m’asseoir à ses côtés. Je cueille un brin d’herbe que je dépouille de sa gaine pour le porter à mes lèvres. Il a un goût vinaigré familier.
— Vous vous souvenez peut-être du rapport que j’ai remis à Gladstone sur les récits des pèlerins d’Hypérion ? En particulier celui de Brawne Lamia ? Elle s’est trouvée un jour distransportée, en compagnie de mon homologue cybride, la première personnalité keatsienne récupérée, sur ce qu’ils ont décrit comme une reproduction exacte de l’Ancienne Terre. Qui se trouvait, si je ne me trompe, dans l’amas d’Hercule.
Hunt lève la tête, comme s’il pouvait vérifier mes dires en jetant un simple coup d’œil aux étoiles. Le bleu du ciel est en train de virer légèrement au gris, et les cirrus d’altitude recouvrent la totalité de la voûte céleste.
— L’amas d’Hercule… répète Hunt dans un souffle.
— Ce que Brawne n’a pas su nous dire, c’est pour quelles raisons le Centre a jugé bon de construire une réplique de la Terre, et à quel usage il la destine. Le premier cybride n’avait pas l’air de le savoir non plus. En tout cas, il n’a rien révélé.
— Rien révélé, répète Hunt en hochant la tête. Bon, si vous m’expliquiez comment on fait pour sortir de ce fichu endroit ? Gladstone a besoin de moi. Elle ne peut pas… Il y a des dizaines de décisions vitales à prendre dans les heures qui viennent.
Il bondit sur ses pieds et court se mettre au centre de la route, débordant d’énergie, pendant que je mâchonne mon brin d’herbe.
— À mon avis, il est impossible de sortir d’ici.
Il fonce sur moi comme s’il voulait m’étriper.
— Vous êtes fou ? Comment ça, impossible ? C’est complètement dingue ! Pourquoi le Centre ferait-il une telle chose ?
Il marque un temps d’arrêt, puis reprend :
— Ils veulent vous empêcher de lui parler. Vous savez quelque chose que le Centre ne veut pas prendre le risque de la voir apprendre.
— C’est possible.
Il lève la tête vers le ciel pour crier :
— Gardez-le si vous voulez, mais laissez-moi partir !
Personne ne lui répond. Au loin, au-dessus des vignes, un gros oiseau noir prend son vol. Je pense qu’il s’agit d’un corbeau. Je me souviens du nom de cette espèce en extinction comme si cela venait d’un rêve.
Au bout d’un moment, Hunt renonce à s’adresser au ciel et se met à faire les cent pas sur la route empierrée.
— Venez, murmure-t-il. Il y a peut-être un terminex au bout de cette route.
— C’est possible, lui dis-je en cassant le brin d’herbe pour en conserver uniquement la partie supérieure, sèche et sucrée. Mais de quel côté voulez-vous aller ?
Il se tourne, à gauche, puis à droite, vers les collines où la route disparaît.
— En franchissant la porte, nous faisions face à… cela, me dit-il en désignant un bosquet où la route descend se perdre.
— Jusqu’où irons-nous ?
— Quelle importance, sacré bon Dieu ? Il faut bien que nous allions quelque part !
Je résiste à l’envie de sourire.
— Très bien.
Je me lève. J’époussette mon pantalon. Les rayons du soleil me chauffent le visage et le front. Après la pénombre froide et chargée d’encens de la basilique, cela me fait un choc. L’air, ici, semble brûlant, en comparaison. Mes vêtements sont déjà mouillés de transpiration.
Hunt descend le versant de la colline d’un pas énergique, les poings crispés. Sa physionomie morose, pour une fois, est agrémentée d’une expression d’intense résolution.
Je le suis de loin, sans me presser, le brin d’herbe à la bouche, les yeux à demi clos de lassitude.
Le colonel Fedmahn Kassad poussa un cri perçant et attaqua le gritche. Le paysage surréaliste et hors du temps, version minimaliste, faite par un décorateur de théâtre, de la vallée des Tombeaux du Temps, qui ressemblait à un décor moulé dans du plastique et enrobé d’un cocon d’atmosphère visqueuse, donnait l’impression de vibrer sous la violence de l’assaut.
L’espace d’un instant, il avait vu l’image multiple, comme reflétée par une série de miroirs, d’un grand nombre de gritches répartis dans la vallée, occupant la plaine nue. Mais son cri avait eu pour effet de les rassembler en un seul monstre qui s’avançait maintenant, les quatre bras écartés comme pour l’accueillir contre sa carapace hérissée de lames et de piquants.
Kassad ignorait jusqu’à quel point la combinaison à énergie qu’il portait, cadeau de Monéta, le protégerait au combat. Elle lui avait été utile, des années auparavant, lorsque Monéta et lui avaient attaqué les soldats extros de deux vaisseaux de descente. Mais ils avaient eu le temps pour allié, en cette occasion. Le gritche avait figé et défigé les tranches de moments comme un spectateur blasé qui joue avec la télécommande d’une fosse holo. Aujourd’hui, ils se trouvaient totalement hors du temps, et le gritche était l’ennemi au lieu de jouer le rôle d’un effrayant protecteur. Kassad lança de nouveau son cri, baissa la tête et attaqua, oubliant Monéta qui le regardait, oubliant l’impossible arbre aux épines qui se dressait jusqu’aux nuages avec ses occupants empalés sur ses terribles branches, oubliant tout de lui-même à l’exception du fait qu’il était une machine de guerre, un instrument de vengeance.
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