— Très bien, déclarai-je en me levant pour faire les cent pas devant la mosaïque lumineuse qui ornait le pied de l’autel. Que faisons-nous maintenant ? Père Duré, il faudrait que vous veniez avec moi chez Gladstone. Elle est au courant de votre pèlerinage. Votre récit pourrait contribuer à éviter une partie du bain de sang qui semble imminent.
Duré se leva aussi. Il croisa les bras et regarda vers le haut, en direction de la coupole, comme si l’obscurité des sommets pouvait receler des instructions pour lui.
— J’y avais pensé, me dit-il. Mais j’ai quelque chose de plus urgent à faire. Il faut que je me rende sur le Bosquet de Dieu, pour avoir un entretien avec l’équivalent du pape de là-bas, la Voix Authentique de l’Arbre-monde.
Je cessai brusquement de faire les cent pas.
— Le Bosquet de Dieu ? Quel rapport avec tout le reste ?
— J’ai l’impression que les Templiers détiennent un élément crucial de ce pénible rébus. Vous dites que Het Masteen est mort. Peut-être la Voix Authentique pourra-t-elle nous expliquer ce qui était prévu pour le pèlerinage. Le récit manquant de Masteen, en quelque sorte. C’est le seul, après tout, qui n’ait pas pu raconter les circonstances qui l’ont amené sur Hypérion.
Je repris mes allées et venues, plus rapidement, essayant de réprimer ma fureur grandissante.
— Bon Dieu, Duré, nous n’avons pas le temps de satisfaire ces curiosités inutiles. Il reste à peine… (je consultai mon implant) une heure et demie avant l’arrivée de la vague d’invasion extro dans le système du Bosquet de Dieu. Ce doit être la panique, là-bas.
— C’est possible, répliqua le jésuite, mais j’irai d’abord là-bas. Je verrai Gladstone ensuite. Il se peut qu’elle m’autorise à retourner sur Hypérion.
Je répondis par un grognement. Je doutais fort que la Présidente laisse un aussi précieux informateur regagner une zone de danger.
— Allons-y tout de suite, dans ce cas, soupirai-je en me tournant pour chercher la sortie.
— Une seconde, fit Duré. Vous nous avez dit, tout à l’heure, que vous étiez capable, à certains moments, de « rêver » des pèlerins, même éveillé. Dans une sorte d’état de transe, c’est bien cela ?
— C’est à peu près ça, oui.
— Eh bien, H. Severn, j’aimerais que vous le fassiez maintenant.
Je lui jetai un regard stupéfait.
— Ici même ? Tout de suite ?
Il m’indiqua son fauteuil.
— S’il vous plaît. J’aimerais connaître le sort de mes amis. Et ces informations pourront nous être très utiles lorsque nous serons face à face avec la Voix Authentique, puis avec H. Gladstone.
Je secouai la tête, mais j’acceptai le siège qu’il m’offrait.
— Je ne sais pas si cela marchera, lui dis-je.
— Nous ne perdons rien à essayer, murmura le père Duré.
Hochant lentement la tête, je fermai les yeux et me laissai aller en arrière dans le fauteuil inconfortable. J’avais trop conscience des regards des deux hommes posés sur moi, de la faible odeur d’encens, du bruit de la pluie et de l’espace résonnant de la basilique qui nous entourait. J’étais certain que cela ne marcherait pas. L’environnement de mes rêves ne m’était pas assez proche pour que je puisse le faire apparaître rien qu’en fermant les paupières.
La sensation d’être regardé s’estompa, les odeurs s’affaiblirent et l’espace se dilata tandis que je retournais sur Hypérion.
Confusion générale.
Trois cents vaisseaux spatiaux battant en retraite dans l’espace d’Hypérion sous un feu nourri, cédant le terrain à l’essaim comme des hommes aux prises avec des abeilles.
Panique aux abords des terminaux distrans militaires ; postes de contrôle saturés ; vaisseaux repoussés comme des VEM dans la grille aérienne de TC 2, vulnérables comme autant de perdrix devant les chasseurs extros à l’affût.
Panique aux points de sortie ; vaisseaux de la Force alignés comme des moutons dans un enclos étroit en attendant leur tour de passer du terminal intermédiaire de Madhya à celui donnant sur l’extérieur ; vaisseaux débouchant dans l’espace d’Hébron, certains immédiatement déroutés sur Heaven’s Gate, le Bosquet de Dieu, Mare Infinitus ou Asquith. Plus que quelques heures, maintenant, avant que les essaims ne pénètrent dans les systèmes du Retz.
Confusion totale parmi les centaines de millions de réfugiés distransportés loin des mondes menacés, qui se retrouvent dans des cités et des centres d’hébergement dont les responsables sont à moitié déboussolés par la perspective d’une guerre imminente. Confusion, aussi, dans les mondes non menacés du Retz, où éclatent des émeutes. Trois ruchers de Lusus, représentant près de soixante-dix millions de citoyens, coupés du reste de la planète en raison des troubles provoqués par les fanatiques du culte gritchtèque. Galeries marchandes de plus de trente étages saccagées et pillées. Monolithes résidentiels envahis par la foule en fureur. Explosions dans des centrales de fusion. Attaques de terminaux distrans par des éléments incontrôlés. Le Conseil intérieur fait appel à l’Hégémonie, qui décrète la loi martiale et envoie la Force avec ses marines pour isoler les ruchers.
Émeutes sécessionnistes sur la Nouvelle-Terre et sur Alliance-Maui. Attaques terroristes des royalistes de Glennon-Height (qui n’avaient pas fait parler d’eux depuis trois quarts de siècle) contre Thalia, Armaghast, Nordholm et Lee III. Nouvelles manifestations violentes des adorateurs du gritche sur Tsingtao-Hsishuang Panna et sur le vecteur Renaissance.
Le Commandement d’Olympe de la Force prélève des bataillons de combat sur les transports en provenance d’Hypérion pour les transférer dans les mondes du Retz. Les brigades de destruction affectées aux vaisseaux-torches dans les systèmes menacés signalent la mise en place de sphères de singularité distrans piégées, qui n’attendent pour exploser que le signal mégatrans de TC 2.
— Il existe un meilleur moyen, affirme le conseiller Albedo devant Gladstone et son conseil de guerre.
La Présidente se tourne vers l’ambassadeur du TechnoCentre.
— Il existe une arme capable d’éliminer les Extros sans nuire aux matériels de l’Hégémonie, ni à ceux des Extros, au demeurant.
Le général Morpurgo lui jette un regard noir.
— Vous voulez parler de l’équivalent du bâton de la mort sous forme de bombe. Ça ne peut pas marcher. Les experts de la Force ont démontré que les effets se propageraient indéfiniment. Non seulement de telles méthodes seraient déshonorantes vis-à-vis du code d’honneur du Nouveau Bushido, mais les populations locales risqueraient d’être tout aussi touchées que les envahisseurs.
— Pas nécessairement, riposte Albedo. Si les citoyens de l’Hégémonie disposent d’abris adéquats, il n’y a aucune raison pour qu’ils en souffrent. Comme vous le savez, les bâtons de la mort peuvent être calibrés pour agir uniquement sur certaines longueurs d’ondes cérébrales. On pourrait concevoir une bombe selon les mêmes principes. Ni le bétail, ni les animaux, ni même les autres espèces anthropoïdes ne seraient affectés.
Le général Van Zeidt, des marines de la Force, se lève.
— Il n’existe aucun moyen d’abriter des populations entières. Nos essais ont démontré que les neutrinos lourds d’une telle bombe de la mort pénétreraient une paroi rocheuse ou métallique de six kilomètres d’épaisseur. Personne ne dispose d’abris semblables !
La projection du conseiller Albedo croise les mains sur la table.
— Nous disposons de neuf planètes munies d’abris capables de contenir des milliards de personnes, dit-il d’une voix tranquille.
Читать дальше