Gladstone hoche la tête.
— Les planètes labyrinthiennes, murmure-t-elle. Mais un tel transfert de populations ne serait-il pas quasi impossible à mettre en œuvre ?
— Pas du tout. Maintenant que vous avez relié Hypérion aux autres protectorats, chacun de ces neuf mondes possède ses propres facilités distrans. Le Centre peut se charger d’organiser le transfert de toutes les populations concernées.
Un murmure court autour de la longue table, mais le regard intense de Meina Gladstone ne quitte pas une seconde le visage d’Albedo. D’un geste impérieux, elle demande le silence, qui s’établit aussitôt.
— Donnez-nous des détails, dit-elle. Nous sommes intéressés.
Le consul, adossé au tronc d’un néville dans l’ombre moirée du feuillage bas, n’attend plus que la mort. Ses mains sont ligotées derrière lui avec une tresse de fibroplaste. Ses vêtements en haillons sont encore partiellement humides. Son visage est baigné de transpiration.
Les deux hommes ont fini de fouiller ses affaires.
— Bordel ! fait le premier. Y’a rien dans tout ça qui vaut un pet de lapin à part ce putain de flingue de ma grand-mère.
Il glisse à sa ceinture le revolver du père de Lamia.
— Dommage qu’on n’a pas pu récupérer ce putain de tapis volant, grommelle le deuxième.
— Il avait plutôt du mal à tenir en l’air, sur la fin ! s’esclaffe le premier homme, bientôt imité par le deuxième.
Le consul examine les deux personnages à travers ses paupières bouffies. Leurs armures massives se découpent en contre-jour dans le soleil couchant. D’après leur accent, il suppose que ce sont des locaux. Mais leur aspect général, avec leurs morceaux d’armures anciennes de la Force, leurs lourds fusils d’assaut polyvalents et leurs vêtements rapiécés en polymère de camouflage, donne à penser qu’il s’agit de déserteurs d’une quelconque force territoriale paramilitaire d’Hypérion.
D’après leur comportement à son égard, il est à peu près certain qu’ils ont l’intention de le tuer.
Au début, étourdi par sa chute dans le fleuve Hoolie, gêné par les cordes qui l’attachaient au tapis hawking et à son sac, il croyait qu’ils venaient lui porter secours. Le choc avec la surface avait été rude, il était resté sous l’eau beaucoup plus longtemps qu’il ne l’aurait cru possible sans se noyer, et il n’avait refait surface que pour se sentir emporté par un très fort courant, toujours empêtré dans les cordes. Il s’était battu vaillamment, mais il n’avait aucune chance. C’était à ce moment-là que les deux hommes étaient sortis de l’ombre de la forêt de névilles et d’épineux pour lui lancer une corde. Ils l’avaient roué de coups, puis attaché à un tronc. Après avoir vidé par terre toutes les affaires contenues dans son sac, ils s’apprêtaient, de toute évidence, à lui trancher la gorge et à abandonner son cadavre aux charognards.
Le plus grand des deux, dont les cheveux ressemblent à une masse de ficelles huileuses, s’accroupit devant lui et sort d’un fourreau un poignard zérolame en céramique.
— Tes dernières volontés, papa ?
Le consul passe le bout de sa langue entre ses lèvres. Il a vu mille films ou holos dans lesquels, à ce stade, le héros fait un croc-en-jambe à son premier adversaire, neutralise le second d’un coup de pied bien placé, s’empare d’une arme et expédie les deux mécréants dans l’autre monde, les mains toujours attachées, avant de se lancer dans la suite passionnante de ses aventures. Mais le consul ne se sent pas l’étoffe d’un héros. Il est vieux et épuisé, meurtri par sa chute dans le fleuve. Ses adversaires sont tous les deux plus forts, plus rapides et plus agressifs, visiblement, qu’il n’est capable de l’être. Il a assisté à maintes reprises à des scènes de violence, il a même commis une fois un acte de violence, mais ses inclinations et sa formation l’ont plutôt orienté, dans la vie, vers les voies plus pacifiques de la diplomatie.
Il s’humecte de nouveau les lèvres pour murmurer :
— Je peux vous payer une rançon.
L’homme accroupi sourit en faisant aller et venir le zérolame devant les yeux du consul, à cinq centimètres de distance.
— Avec quoi, papa ? Ta carte universelle ? Ça vaut pas un clou de cercueil par ici.
— De l’or, fait le consul, qui sait que ce mot magique est le seul à avoir conservé son pouvoir à travers les âges.
L’homme accroupi n’a eu aucune réaction. Une lueur morbide brille dans ses yeux fixés sur le zérolame. Mais le deuxième s’avance et pose une main massive sur son épaule.
— Qu’est-ce que tu racontes, toi ? demande-t-il au consul. Tu as de l’or ? Où ça ?
— À bord de mon bateau, le Bénarès .
L’homme accroupi lève le zérolame à hauteur de sa propre joue et le balance d’avant en arrière.
— Il raconte des histoires, Cheez. Le Bénarès , c’est cette barge à fond plat, tirée par des mantas, qui appartenait aux peaux-bleues qu’on a liquidées il y a trois jours.
Le consul ferme les yeux une seconde. Il sent la nausée qui monte en lui, mais lutte pour la repousser. A. Bettik et les autres androïdes de l’équipage avaient quitté le Bénarès , un peu moins d’une semaine plus tôt, dans l’une de ses embarcations de sauvetage, pour redescendre le fleuve vers la « liberté ». Apparemment, ils avaient trouvé autre chose à la place.
— A. Bettik, le capitaine…, murmure-t-il. Il ne vous a pas parlé de l’or ?
Celui qui tient le poignard ricane.
— Il a fait de drôles de bruits, mais il a pas parlé beaucoup. Il a juste dit qu’il voulait arriver à la Bordure avec ce vieux rafiot. Sans les mantas, ça faisait une sacrée putain de distance.
— Tu causes trop, Obem, lui dit l’autre en s’accroupissant à son tour devant le consul. Et pourquoi que tu aurais caché de l’or sur ce rafiot, papa ?
— Vous ne me reconnaissez donc pas ? demande le consul en relevant la tête. J’ai été consul de l’Hégémonie pendant des années.
— Hé, ho ! ne nous raconte pas de salades… commence l’homme au poignard.
— C’est vrai, interrompt l’autre. Je me souviens de ta gueule, quand j’étais gamin, dans les holos. Mais pourquoi qu’tu voulais planquer ton or dans ce coin paumé alors que le ciel est en train de nous tomber sur la tête, consul ?
— Nous voulions le mettre à l’abri… dans la forteresse de Chronos, explique le consul, en s’efforçant de parler sans paraître trop excité.
Chaque seconde de sursis le remplit d’allégresse, mais il se demande bien pourquoi. Tu étais fatigué de vivre. Tu voulais mourir . Mais pas comme ça. Pas au moment où Rachel, Sol et les autres ont besoin de son aide.
— Plusieurs des citoyens les plus riches d’Hypérion étaient dans la combine, reprend-il. Les autorités nous ont refusé le droit de transférer le magot. Nous avons donc décidé de le mettre à l’abri dans les coffres de la forteresse de Chronos, qui se trouve au nord de la Chaîne Bridée. C’est moi qui étais chargé de le convoyer. En échange d’un pourcentage, bien sûr.
— Il est complètement sonné ! s’exclame l’homme au poignard. Toute cette zone appartient au gritche !
Le consul baisse la tête. Il n’a pas grand mal à simuler la fatigue et le sentiment d’échec de tous ses projets.
— Nous n’avons pas tardé à nous en apercevoir, en effet. L’équipage d’androïdes a déserté la semaine dernière. Plusieurs des passagers ont été tués par le gritche. Moi-même, j’ai pu redescendre le fleuve tout seul.
— Il raconte des conneries ! fait l’homme au poignard, avec la même lueur morbide dans le regard.
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