Mais Jessica avait déjà identifié les hésitants et, certainement, d’autres regards que le sien, certains derrière elle et d’autres encore, ceux de ses agents immergés dans la cohue, avaient relevé la carte instantanée et précise des retardataires de la génuflexion. Gurney et ses hommes firent très vite leur apparition. Jessica demeura immobile, les bras levés. Ils s’engagèrent sur la rampe, indifférents aux regards de surprise des officiels et, rapidement, établirent le contact avec les agents qui s’identifiaient à leur approche par signes codés.
Ils s’infiltrèrent dans la foule comme des nervures, traversant les rangs serrés des fidèles. Quelques-uns parmi ceux qu’ils visaient prirent conscience du danger et tentèrent de fuir. Ils furent les premiers atteints : couteaux et cordes jaillirent, frappèrent, étranglèrent. Les fuyards tombèrent. Ceux qui n’avaient pas bougé furent ramenés, mains liées et pieds entravés.
Jessica n’avait pas un frémissement. Ses bras étaient toujours levés au-dessus de la foule qu’elle dominait et paralysait. Pourtant, elle n’en lisait pas moins clairement les rumeurs qui se répandaient et, entre toutes, celle qui avait été implantée : La Révérende Mère est revenue pour éclaircir les rangs des moins zélés. Bénie soit la Mère de Notre Seigneur !
Elle ne baissa les bras que lorsque tout fut terminé : quelques corps étendus sur le sable, des prisonniers enfermés dans les soutes de la tour de débarquement. Il ne s’était pas écoulé plus de trois minutes. Elle savait qu’il était peu probable que Gurney et ses hommes aient réussi à s’emparer des têtes du complot, des hommes les plus intelligents, les plus intuitifs, ceux qui représentaient la menace la plus sérieuse. On pouvait cependant espérer une prise intéressante parmi tous les captifs, lorsque les imbéciles et les incapables auraient été écartés.
A la seconde où Jessica baissa les bras, la foule des fidèles se releva avec un seul cri.
Seule, une fois encore, elle reprit sa marche, comme si nul incident n’était intervenu. Évitant sa fille, elle se concentra sur Stilgar. Elle remarqua les traces grises dans le flot noir de sa barbe qui jaillissait du haut de son distille en un delta touffu. Pourtant, dans son regard, elle retrouvait la même intensité que lors de leur toute première rencontre dans le désert. Stilgar savait ce qui venait de se passer et il l’approuvait. En véritable naib des Fremen, en chef absolu capable des plus sanglantes mesures. Ses premiers mots soulignèrent son attitude :
« Bienvenue en votre maison, Ma Dame. C’est toujours un plaisir pour moi que le spectacle d’une action efficace et directe. »
Jessica se permit un sourire discret.
« Faites fermer le port, Stil. Que nul ne puisse en sortir avant que nous ayons interrogé les prisonniers. »
« C’est chose faite, Ma Dame. J’ai travaillé sur ce plan avec les hommes de Gurney. »
« C’étaient donc vos gens qui nous ont aidés. »
« Certains d’entre eux, Ma Dame. »
Elle lut clairement les réserves muettes du naib et acquiesça.
« Vous m’avez étudiée de très près, durant ces jours passés, Stil…»
« Ainsi que vous avez bien voulu me le dire autrefois, Ma Dame : C’est en observant les survivants que l’on apprend d’eux. »
C’est alors qu’Alia s’avança. Stilgar s’écarta et Jessica fut confrontée à sa fille.
Elle savait qu’il n’y avait aucun moyen de dissimuler ce qu’elle avait appris, et elle n’en essaya donc aucun. Alia pouvait lire en elle tout ce qu’elle désirait, de même que chaque Sœur. D’ores et déjà, les actes de Jessica avaient dû lui apprendre ce qui avait été vu et compris. Elles étaient ennemies. Quant aux termes mortels, il ne faisait que les effleurer.
Alia opta pour la colère, qui était la réaction la plus facile et la mieux adaptée au moment.
« Comment avez-vous pu décider une telle action sans même me consulter ? » demanda-t-elle en se penchant vers sa mère.
« Ainsi que tu l’as entendu, Gurney lui-même ne m’avait pas mise au courant de l’ensemble du plan. Nous pensions…»
« Et toi, Stilgar ? interrompit Alia. A qui es-tu donc loyal ? »
« J’ai prêté serment aux enfants de Muad’Dib, dit Stilgar d’un ton roide. Nous venons d’écarter une menace dirigée contre eux. »
« Mais cela ne devrait-il pas t’emplir de joie, ma fille ? » demanda Jessica.
Alia eut un battement de cils, regarda brièvement sa mère, puis maîtrisa la tempête qui se déchaînait en elle. Un sourire glacé vint jouer sur son visage.
« Mais, ma mère… Je suis bouleversée de joie. »
Et, à sa grande surprise, Alia découvrit qu’elle éprouvait une joie réelle, intense à cette confrontation ouverte entre elle et sa mère. L’instant qu’elle avait redouté était passé et l’équilibre du pouvoir n’en avait pas réellement été modifié.
« Nous discuterons de cela à un moment plus favorable », dit-elle, s’adressant à sa mère autant qu’à Stilgar.
« Mais, certainement », approuva Jessica en se tournant d’un mouvement définitif vers la Princesse Irulan.
Le temps de quelques battements de cœur, Jessica et la Princesse se dévisagèrent en silence, comme deux Sœurs du Bene Gesserit qui avaient rompu leur serment pour la même cause : l’amour. Comme deux femmes qui avaient perdu l’homme qu’elles aimaient. En vain la Princesse Irulan avait-elle aimé Paul, en vain était-elle devenue sa femme et non sa compagne. Désormais, elle ne vivait plus que pour les enfants nés de la concubine de Paul, Chani.
« Où sont mes petits-enfants ? » demanda enfin Jessica.
« Au Sietch Tabr. »
« A ce que je comprends, il y a trop de danger ici pour eux. »
Irulan acquiesça d’un signe discret. Elle avait observé l’affrontement de Jessica et d’Alia mais elle l’interprétait ainsi que l’avait voulu Alia : « Jessica est retournée auprès des Sœurs et nous savons l’une comme l’autre qu’elles ont conçu des plans pour les enfants de Paul. »
Irulan avait toujours été loin d’être une parfaite adepte du Bene Gesserit ; plus que de toute autre raison, elle tirait sa valeur d’être la fille de l’empereur Shaddam IV, et elle était trop orgueilleuse pour faire l’effort de développer ses dons. A présent, elle prenait position d’une façon tranchante qui ne faisait guère honneur à son éducation.
« Vraiment, Jessica, dit-elle, le Conseil Royal aurait dû être avisé. Vous avez commis une faute en n’agissant que par…»
« Dois-je croire qu’il ne se trouve personne pour faire confiance à Stilgar ? »
Irulan savait bien qu’il ne pouvait y avoir de réponse à une telle question. A son grand soulagement, les délégués ecclésiastiques, incapables de contenir plus longtemps leur impatience, se pressaient autour d’elles. Le regard d’Irulan rencontra celui d’Alia et elle se dit : Jessica, plus arrogante et sûre d’elle que jamais auparavant ! Un axiome Bene Gesserit s’imposa brusquement à son esprit : « Les arrogants ne font rien d’autre que d’édifier des châteaux où ils cachent leurs craintes et leurs doutes. »
Mais cela pouvait-il s’appliquer à Jessica ? Certes non. Donc, elle se donnait une attitude. Dans quel but ? Cette nouvelle question troublait Irulan.
Bruyamment, les prêtres s’agglutinaient autour de la mère de Muad’Dib. Quelques-uns seulement osaient poser la main sur son bras, la plupart se prosternaient en psalmodiant des souhaits de bienvenue. Ce fut enfin le tour des supérieurs qui, se pliant au protocole – le premier sera le dernier – se présentèrent devant la Très Sainte Révérende Mère pour l’inviter, avec le sourire de circonstance, à la cérémonie officielle de Lustration qui allait avoir lieu au Donjon, l’ancienne forteresse de Muad’Dib.
Читать дальше