Andy écoute. Le contrôle d’accès fait son numéro. La demande habituelle d’identification.
Cheryl doit être en train de répondre, présentant son implant pour le faire lire par le contrôleur. On lui a donné un code de libre accès. En fait, c’est celui d’un des types du LAGON qui ont si peu aimablement passé la camisole de force à Andy en ce jour mémorable à Figueroa Street. Marchera, marchera pas ? Oui, ça marche. La barrière d’Alhambra s’ouvre. Cheryl franchit le Mur sans être inquiétée.
Rayonnant de satisfaction, Andy se détourne de son écran et a vite fait le tour du groupe actuel de ses spectateurs : Steve, Cindy, Cassandra, La-La et le petit garçon aux yeux écarquillés. Pourquoi les autres – tous les autres – ne sont pas là, maintenant qu’on est à deux doigts de l’heure H ? Ça ne les intéresse pas, peut-être ? Surtout Anson. Qu’est-ce qu’il branle ? Il est parti jouer au golf ? C’est trop de suspense pour lui ? Rien à foutre d’Anson.
« Rachid est à présent à l’intérieur du Mur », commente Andy d’une voix sonore et majestueuse.
Le cercle rouge cramoisi s’est séparé de la ligne violet foncé et progresse à allure régulière par les rues sinistres du quartier des entrepôts de Los Angeles. Andy augmente la résolution du plan des rues en fond d’écran et constate que Cheryl est garée juste à l’est de Santa Fe Avenue, près de la vieille voie ferrée rouillée ; la rue que le longiligne Rachid remonte actuellement à grandes et rapides enjambées est la Deuxième, direction Alameda Street.
Andy laisse encore passer cinq minutes. D’après l’écran, Rachid est pratiquement sur le seuil de la confortable petite planque du Numéro Un. C’est l’heure de la dernière confirmation vocale.
« Rachid ? demande Andy via le canal audio.
— Je suis là, Andy.
— C’est-à-dire ?
— Périmètre de la Zone de Tir. »
La voix de Rachid, métallique dans les écouteurs d’Andy, ne tremble pas le moins du monde. À l’entendre, il est prodigieusement relax, calme, totalement serein. Son rythme cardiaque doit être normal, sans aucune accélération. C’est le silence complet chez Rachid, le silence du tombeau. Ce gamin est un phénomène, songe Andy. Un surhomme. Il va jusqu’à l’immeuble avec une bombe sur le dos et il ne transpire même pas.
« C’est notre dernier contact audio, Rachid. Après, c’est du tout numérique. Confirme par voie numérique. »
Un trio d’impulsions illuminent l’écran d’Andy. Donc l’implant de Rachid fonctionne correctement. Rachid aussi.
Steve tend le bras juste à ce moment et laisse sa main reposer légèrement sur l’avant-bras d’Andy, rien qu’un instant. Pour le rassurer ? Faire une démonstration de sa confiance dans les compétences de son fils ? Ou de Rachid ? Les trois à la fois, si ça se trouve. Andy sourit brièvement à son père et retourne à ses écrans. La main se retire.
Le cercle rouge cramoisi avance sans être inquiété. Rachid doit être presque arrivé au premier contrôle. S’il se déplace avec une tranquillité de somnambule, sans être le moins du monde troublé par la pensée de ce qu’il est venu faire ici, c’est parce qu’il y a été spécialement formé. Andy prend soin de respirer lentement et régulièrement, de garder un pouls normal. Il ne parviendra jamais au degré surnaturel de maîtrise corporelle atteint par Rachid, mais il veut quand même rester aussi calme que possible. Ce n’est pas le moment de s’exciter.
Contrôle.
Rachid s’est arrêté. Il donne accès à son implant. Le protocole codé du mot de passe qu’Andy a extrait des fichiers poussiéreux de Borgmann et qu’il a rafraîchi en l’essayant, pas plus tard que la veille, via l’interface menant au coeur du logiciel sécuritaire des Entités, va maintenant être mis à l’épreuve.
Un long moment s’écoule. Puis le cercle rouge cramoisi se remet à avancer. Le mot de passe a été accepté !
« Comme une fleur », remarque Andy sans se préoccuper si on l’écoute.
Il se demande d’où vient cette expression. Mais il trouve qu’elle sonne bien. « Comme une fleur. »
Contrôle numéro deux.
Merde ! Où est Rachid maintenant ? Andy n’arrive même pas à imaginer dans quelle sorte de tanière les Entités planquent le Numéro Un. Dommage qu’il n’y ait pas la vidéo dans cette liaison. Bon, Rachid pourra nous raconter tout ça après. S’il s’en sort.
Avance-t-il entre deux rangées d’altières murailles en marbre étincelant ? Ou bien contourne-t-il quelque redoutable cercle de feu derrière lequel le suzerain des suzerains se vautre dans sa splendeur ? Y a-t-il des Entités subalternes qui, négligemment perchées sur des maxi tabourets, sirotent des boissons exotiques, jouent à la belote et agitent aimablement leurs tentacules à l’adresse de Rachid tandis que l’inébranlable intrus humain, solide comme le roc dans la sérénité de son âme, muni de tous les mots de passe qu’il faut et ne diffusant pas la moindre miette télépathique de ses sinistres intentions, s’enfonce de plus en plus profond dans le sanctuaire suprême ? Et, suppose Andy, il y a aussi quelques humains là-dedans, des esclaves des Entités, d’humbles serviteurs du grand monarque, ainsi que le laissaient entendre les archives de Borgmann. Ils ne prêteraient aucune attention à Rachid, évidemment, parce qu’il ne serait pas là s’il n’en avait pas le droit et qu’il en a donc le droit puisqu’il y est. La mentalité d’esclave, c’est ça.
On demande le mot de passe pour le contrôle numéro deux. Rachid s’exécute, donne accès à son implant.
Un flux de données numériques fournies par Andy se déverse en direction du dispositif quelconque qui garde la porte.
Mot de passe accepté.
Le cercle rouge cramoisi se remet à avancer.
Soixante secondes s’écoulent. Plus de nouvelles de Rachid. Mais il progresse toujours. Quatre-vingts secondes. Cent. Andy attend, les yeux dans le vague. Des ombres bleues entourent l’écran principal. Le léger bourdonnement du matériel commence à devenir un air de musique, un extrait d’opéra célèbre – Mozart, Wagner, Verdi.
Pas de nouvelles de Rachid. Rien. Peau de balle. Ta-tam, tatam, ta-tam, ta.-toum.
Andy se demande combien de temps il faut aux messages codés de Rachid pour parcourir les deux cents kilomètres qui séparent Los Angeles du ranch Carmichael. La vitesse de la lumière est élevée, mais pas infinie. Il divise 300 000 km/seconde par 200 km – facile ! – ce qui donne 1 500, mais lorsqu’il essaie de convertir ce résultat pour obtenir la fraction de seconde exacte correspondant au décalage réel, il s’emmêle les pinceaux. Il doit se tromper complètement. Peut-être qu’il aurait dû diviser 200 par 300 000. Normalement, il est bon en calcul mental. Mais il a du mal à se concentrer. Où est passé ce con de Racbid ? Quelqu’un s’est il aperçu que ce jeune humain longiligne aux grands yeux n’a rien à faire là où il est ?
Une impulsion. Rachid. Dieu merci.
Contrôle numéro trois.
Bien. C’est l’étape décisive et seul Rachid peut prendre la décision. Peut-être qu’il est maintenant suffisamment à l’intérieur de la Zone de Tir pour pouvoir poser la bombe là où il est. Ou peut-être qu’il est obligé de passer encore un contrôle. Andy ne peut pas dire à Rachid ce qu’il doit faire ; il n’a aucun moyen de voir ce qu’il y a là en réalité, aucune idée des distances impliquées, et Rachid ne peut rien lui décrire sauf par liaison audio, ce qui est à présent trop dangereux. Rachid va être obligé de se fier à son propre jugement pour décider s’il doit continuer jusqu’au contrôle numéro trois. Le hic, c’est que ces protocoles de mots de passe ne sont pas garantis. Deux ont fonctionné, mais le troisième ? Si Rachid l’essaie et qu’il est rejeté, les Entités vont le choper avec leurs vilaines langues élastiques, le fourrer dans un sac et l’emmener pour l’interroger… et on n’aura plus que nos yeux pour pleurer.
Читать дальше