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Robert Silverberg: Le grand silence

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Robert Silverberg Le grand silence

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Cette fois, ce n’est plus du cinéma ! Surgis de nulle part, les extraterrestres ont débarqué sur la Terre pour s’installer dans les principales métropoles du globe : Los Angeles, New York, Londres, Prague, Paris… Indiciblement beaux ou incroyablement hideux – les avis sont partagés sur les géants d’outre-espace –, refusant toute communication depuis les enclaves impénétrables où ils se sont enfermés, ils dirigent la planète selon des voies mystérieuses par l’intermédiaire de collaborateurs humains télépathiquement asservis. Communications, gouvernements et systèmes bancaires disparaissent, plongeant le monde dans le chaos. Coupures d’électricité à grande échelle, pandémies, déportations et exécutions massives sanctionnent les tentatives de rébellion. Les Entités, comme on les appelle, sont venues, Elles ont vu, Elles ont vaincu. Mais pas sur toute la ligne… En Californie du Sud, le vieux colonel Carmichael prêche la Résistance au milieu de son clan rassemblé dans les collines de Santa Barbara. Ex-hippie ou ex-militaire, escroc repenti ou musulman mystique, professeurs d’université ou informaticiens de haute volée, au fil des générations, la pittoresque tribu Carmichael va unir ses compétences pour bouter l’envahisseur hors de la Terre… A la fois étrange et familière, une chronique de cinquante ans d’occupation extraterrestre qui atteint à l’ampleur d’ .

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Robert Silverberg

Le grand silence

Lorsque le soleil ne brillera plus, lorsque les étoiles tomberont du ciel et que les montagnes seront emportées par le vent, lorsque les chamelles gravides seront laissées à l’abandon et que les bêtes fauves se rassembleront, lorsque les mers s’embraseront et que les âmes des hommes seront réunies, lorsque… les archives des actes humains seront ouvertes et que le ciel sera mis à nu, lorsque l’Enfer brûlera férocement et que le Paradis s’approchera, alors chaque âme comprendra ce qu’elle a fait.

Le Coran, sourate 81.

1. DANS SEPT ANS D’ICI

Carmichael était peut-être la seule personne à l’ouest des Rocheuses à ne pas savoir ce qui se passait. Ce qui se passait ? La fin du monde, plus ou moins.

Mais Carmichael – Myron de son prénom, même si tout un chacun l’appelait Mike – était resté quelque temps absent : il s’était octroyé une semaine d’exquise solitude et de rééquilibrage mental dans le morne et somptueux désert qu’était la partie nord-ouest du Nouveau-Mexique et n’avait pas suivi l’actualité de près.

En ce limpide et vivifiant matin d’automne, bien avant l’aube, il avait décollé d’une piste rurale cabossée aux commandes de son petit Cessna 104-FG et mis cap à l’ouest pour rentrer chez lui. Il avait été furieusement secoué sur tout le parcours ; soufflant du centre du continent, un vent féroce chahutait l’avion dans tous les sens, lui assenant des claques redoutables pratiquement depuis le décollage.

Plutôt mauvais signe, ce vent. Un vent d’est aussi fort que celui-ci pouvait faire du grabuge sur la partie côtière de la Californie, surtout à cette époque de l’année. Carmichael était bien placé pour le savoir. On était fin octobre, en pleine saison des feux de broussailles en Californie du Sud. Il n’avait pas plu sur la côte depuis le cinq avril ; toute la région n’était qu’une formidable poudrière et ce vent violent, sec et chaud qui soufflait du désert était capable d’attiser la moindre petite étincelle qu’il trouverait sur son chemin pour en faire une conflagration dévastatrice, aussi féroce qu’un gigantesque lance-flammes. Ça se produisait à peu› près tous les ans. Il ne fut donc pas surpris d’apercevoir une mince ligne de fumée brune à l’horizon en arrivant dans les parages de San Bernardino.

La ligne en question s’épaissit et s’assombrit lorsqu’il survola la crête des San Gabriel Mountains pour déboucher sur Los Angeles proprement dit, et il semblait à présent y avoir des zones secondaires de ciel brun sale vers le nord et le sud en plus de cette longue ligne est-ouest, là-bas, près de l’océan. Il y avait manifestement plusieurs foyers simultanés. Peut-être un peu plus importants que d’habitude, par-dessus le marché. Ce qui n’avait rien de rassurant. À cette époque de l’année à Los Angeles, il y avait des risques partout. Avec un vent aussi fort que celui-ci, toute la délirante métropole pouvait disparaître dans une immense tempête de feu – une seule.

Le contrôleur aérien qui aiguilla Carmichael jusqu’à l’aéroport de Burbank avait la voix enrouée, le débit haché, ce qui aurait pu indiquer qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Mais ces mecs avaient toujours la voix enrouée et le débit haché. Cette pensée réconforta légèrement Carmichael.

Il sentit la fumée lui chatouiller les narines dès l’instant où il descendit de l’avion : mauvaise odeur, acre et familière, puanteur irritante d’un octobre condamné. L’instant d’après, elle lui piquait les yeux. On pouvait presque faire des dessins du bout du doigt dans l’air sale. Sûr que ce devait être un balèze de sinistre, conclut-il.

Un grand échalas en salopette de mécano passa au trot devant lui sur le terrain.

« Hé, mec, lança Carmichael. Ça brûle de quel côté ? »

L’homme s’arrêta, bouche bée, et lui adressa un regard bizarre doublé d’un clignement incrédule, comme si Carmichael venait de redescendre sur terre après avoir passé six mois en orbite. « T’es pas au courant ?

— Si j’étais au courant, je te poserais pas la question.

— Merde, ça crame de tous les côtés. Dans tout ce putain de bassin de L.A.

— Partout ? »

Le mécanicien opina. Il avait l’air à moitié cinglé. La mâchoire pendante, les yeux papillotants du barjo défoncé, il remettait ça. « Ça alors, tu veux dire que t’as pas entendu parler de…

— Non. » Carmichael eut envie de le secouer comme un prunier. Il trouvait tout le temps ce genre d’olibrius stupide sur son chemin et en avait horreur. Il désigna d’un geste impatient le ciel enfumé. « C’est aussi sérieux que ça en a l’air ?

— Ouais, c’est sérieux, mec, vraiment sérieux ! Une putain de catastrophe, y a pas à dire. Ça brûle de partout. On a réquisitionné tous les avions civils du coin pour lutter contre l’incendie. Tu ferais bien d’aller voir tout de suite ton chef de secteur.

— Ouais, dit Carmichael, qui démarrait déjà. Je crois qu’il faut que j’y aille. »

II entra au pas de course dans le bâtiment principal de l’aéroport. Les gens s’écartaient sur son passage. C’était un solide gaillard, pas particulièrement grand mais large d’épaules, au torse puissant, et comme tous les Carmichael, il avait des yeux d’un bleu impitoyable, pareils à des projos de poursuite. Quand il se déplaçait rapidement, comme maintenant, on se rangeait sur le côté.

L’odeur acre de la fumée flottait jusqu’à l’intérieur de l’aérogare. L’endroit était en plein délire ; les habitués paniques couraient dans tous les sens et s’interpellaient à tue-tête en agitant leurs serviettes. Tant bien que mal, Carmichael se fraya un chemin jusqu’à un terminal public. Un modèle à l’ancienne, pas un de ces nouveaux bidules pour biopuces implantées. Il appela le chef de secteur sur le réseau d’urgence. Dès qu’il comprit à qui il avait affaire, son correspondant lui dit : « Bouge ton cul et monte en ligne à la vitesse grand V, Mike.

— Tu m’envoies où ?

— Le plus vicelard est quelque part au nord-ouest de Chats Worth. On a des zincs chargés et parés à décoller de l’aéroport de Van Nuys.

— Tu me laisses le temps de pisser et de passer un coup de fil à ma femme, d’ac’ ? Je serai à Van Nuys dans un quart d’heure. »

Carmichael ressentait sa fatigue jusque dans les dents. Il était neuf heures du matin ; il avait pris l’air à quatre heures et demie et le combat qu’il avait livré à ce salaud de vent d’est, ce même vent qui menaçait maintenant d’attiser les flammes à L.A., l’avait éreinté. À cinquante-six ans, il n’était plus de la première jeunesse et la sève de jadis coulait chaque année plus paresseusement dans ses veines. En cet instant, tout ce qu’il désirait, c’était rentrer chez lui, prendre une douche, retrouver Cindy et son lit. Mais Carmichael ne considérait pas la lutte contre l’incendie comme un travail facultatif. Pas avec la menace d’une tempête de feu qui planait en permanence sur L.A.

Il y avait des fois où il souhaitait presque que la chose arrive – un grand brasier purificateur qui rayerait de la carte toute cette putain de ville.

Carmichael ne voulait – ni de près ni de loin – assister pour de bon à ce genre de catastrophe, mais il détestait cette Babylone de pacotille, noyée dans le smog, son enchevêtrement démesuré d’autoroutes engorgées, les maisons bizarres, l’air salement pollué, les denses frondaisons luisantes qui étouffaient partout le paysage, la drogue, l’alcoolisme, le taux de divorce, le farniente, les quartiers louches, les clochards au coin des rues, la délinquance urbaine, les avocats d’affaires et leurs répugnants clients, les fouets et les chaînes, les sex-shops, les salons contact et les instituts de massage, les fourgueurs de réalité virtuelle, les gens bizarres qui parlaient leur bizarre jargon branché, portaient leurs fringues bizarres, conduisaient leurs bagnoles bizarres, arboraient des coupes de cheveux bizarres et des os en travers du pif comme les sauvages qu’ils étaient. La médiocrité et la vulgarité étaient omniprésentes, songea Carmichael. Mêmes les grandioses résidences et les restaurants chic étaient ainsi : des décors de cinéma à l’élégance superficielle.

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