Celui-ci avait tué un homme le matin même, lui infligeant une fin horrible. Et il mangeait tranquillement, comme si de rien n’était !
Damon, conscient du ressentiment d’Andrew, n’essaya pourtant pas de suivre ses pensées. Il savait et acceptait qu’à certains moments, qui surviendraient peut-être jusqu’à la fin de leur vie, et pour des raisons qu’il ne comprenait pas, Andrew se détachait brusquement d’eux, et, cessant d’être le frère bien-aimé, redevenait l’étranger désespérément aliéné. C’était le prix à payer pour cette amitié fraternelle entre deux hommes issus de mondes conflictuels, de deux sociétés radicalement différentes. Il en serait peut-être toujours ainsi. Il avait essayé de réduire la distance qui les séparait, toujours avec des résultats catastrophiques. Le mieux à faire, se disait-il tristement, c’était de laisser les choses suivre leur cours.
La porte se rouvrit, et Damon releva la tête avec une irritation qu’il maîtrisa immédiatement. Après tout, les domestiques devaient faire leur service.
— Tu veux desservir ? Un instant… Andrew, tu as fini ?
— Su serva, dom , dit le serviteur, la Dame d’Arilinn et la leronis de la Tour sollicitent l’honneur d’une entrevue avec vous, Seigneur Damon.
Sollicitent l’honneur ? pensa Damon, sceptique. Très improbable.
— Dis-leur que je les recevrai dans la salle commune d’ici quelques minutes.
À part lui, il remercia les Dieux que Callista fût en compagnie d’Ellemir et qu’ils n’eussent pas demandé à la voir. Si Léonie voyait les estafilades de son visage…
— Viens, Andrew, dit-il. Ils voudront sans doute nous voir tous les quatre, mais ils ne le savent pas encore.
Léonie entra la première, suivie de Margween Elhalyn, de deux télépathes d’Arilinn arrivés après le départ de Damon, et d’un troisième, Rafaël Aillard, qu’il y avait connu bien qu’il exerçât maintenant à Neskaya. À une époque, il avait fait partie de son cercle, plus proche de lui qu’un ami intime, plus proche qu’un parent ; c’était incroyable. Léonie était voilée, et cela irrita Damon. Certes, il convenait à une comynara et à une Gardienne de se voiler devant des étrangers. Il l’aurait compris de la part de Margween. Mais Léonie ?
Il parla pourtant comme s’il était normal de se voir envahi par quatre télépathes inconnus et la Gardienne d’Arilinn.
— C’est un honneur, ma cousine. En quoi puis-je te servir ?
— Damon, voilà des années, tu as été renvoyé d’Arilinn, dit Léonie sans ambages. Tu as le laran , tu as reçu la formation nécessaire pour t’en servir ; on ne peut donc pas t’interdire de l’utiliser pour des usages légaux. Mais la loi défend toutes opérations d’envergure à l’extérieur de l’enceinte protectrice d’une Tour. Et pourtant, tu viens de t’en servir pour tuer.
En fait, pensa-t-il, c’était Callista qui avait tué Dezi. Mais c’était un détail. C’était lui le responsable, et il le dit bien haut.
— Je suis régent d’Alton. J’ai mis à mort, légalement, un meurtrier qui avait tué un homme et tenté d’en tuer un autre à l’intérieur du Domaine. Je revendique ce privilège.
— Privilège refusé, dit Margween. Tu aurais dû l’éliminer en combat singulier, avec des armes légales. Tu n’es pas autorisé, en dehors d’une Tour, à utiliser une matrice pour une exécution.
— La tentative de meurtre et le meurtre lui-même ont été perpétrés à l’aide d’une matrice. Ayant reçu l’enseignement de la Tour, j’ai fait le serment de prévenir ces abus.
— Commettre un abus pour en punir un autre, Damon ?
— Je nie qu’il s’agisse d’un abus.
— Ce n’est pas à toi d’en juger, dit Rafaël Aillard. Si Dezi avait enfreint les lois d’Arilinn – et, le connaissant, je le crois volontiers –, tu aurais dû nous en référer, et t’en remettre à notre décision.
Damon répondit d’un monosyllabe ordurier qui stupéfia Andrew ; il n’aurait jamais cru que Damon pût s’exprimer ainsi devant des dames.
— La première infraction a eu lieu en ma présence. Il a imposé sa volonté à mon frère juré, le poussant à partir dans la tempête, seul et sans protection. La chance seule a permis de lui sauver la vie. Puis il a tué le frère de ma femme et l’héritier d’Alton, et a failli réussir à faire passer ce crime pour un malheureux accident ! Qui, sinon moi, pouvait infliger le châtiment ? Toute ma vie, on m’a enseigné qu’il m’incombait de venger une offense faite à un parent. Ou ne serait-ce plus la tradition Comyn ?
— Mais, dit Léonie, l’enseignement que tu as reçu doit être utilisé uniquement à l’intérieur d’une Tour. Quand on t’a renvoyé…
— Quand on m’a renvoyé, a-t-on annulé du même coup les connaissances et les techniques que j’avais apprises ? Si on se méfiait de l’usage que j’en ferais, pourquoi me les avoir enseignées ? Dois-je passer le reste de ma vie comme un bébé tenu en lisière, qui ne bouge qu’avec l’assentiment de sa nounou ?
Il regarda Léonie dans les yeux, sans parler, mais tout le monde suivit sa pensée : Je n’aurais jamais dû être renvoyé d’Arilinn. J’ai été exclu pour une certaine raison, dont je sais maintenant qu’elle n’était qu’un faux prétexte.
Tout haut, il dit :
— Quand j’ai été renvoyé, j’ai retrouvé la liberté d’agir sous ma propre responsabilité, comme tout fils Comyn.
Et même maintenant, Léonie, tu n’as pas le courage de me regarder en face.
Comment oses-tu ! Elle rabattit son voile en arrière. Elle avait, constata Damon avec détachement, perdu les derniers vestiges de sa remarquable beauté. Se redressant de toute sa taille – elle faisait un ou deux pouces de plus que Damon – elle dit :
— Ces arguties ne m’intéressent pas !
Damon répliqua avec une insolence étudiée :
— Je ne vous ai pas invités à venir. Le régent d’Alton doit-il se contenter d’écouter en silence, gardant la langue dans sa poche comme un enfant pas sage qu’on vient réprimander dans sa chambre ?
Léonie fronça les sourcils.
— Aurais-tu préféré que nous exposions l’affaire devant tout le Conseil, à la Chambre de Cristal ?
— Alors, parlez, dit Damon en haussant les épaules.
Il montra des fauteuils de la tête.
— Voulez-vous vous asseoir ? Je n’aime guère traiter d’affaires importantes en me dandinant d’un pied sur l’autre, comme un cadet grondé par son officier. Puis-je aussi vous offrir des rafraîchissements ?
— Non, merci.
Mais ils s’assirent tous, et Damon avec eux. Andrew resta debout. Sans s’en apercevoir, il avait adopté l’attitude traditionnelle de l’écuyer, debout un pas derrière Damon. Voyant cela, les autres froncèrent les sourcils tandis que Léonie prenait la parole.
— Quand tu as quitté Arilinn, nous t’avons fait confiance pour observer nos lois, et nous n’avons pas à nous plaindre. De temps en temps, nous avons suivi ta matrice sur les écrans, mais, dans l’ensemble, tu ne t’es livré qu’à des interventions mineures et légales.
— Parfait, dit Damon, sarcastique. J’apprends avec soulagement qu’il est légal d’utiliser ma matrice pour sceller ma boîte-coffre-fort, pour retrouver mon chemin dans la forêt, ou pour soigner la blessure d’un ami !
Rafaël Aillard le regarda de travers.
— Si tu voulais bien écouter sans faire de mauvaises plaisanteries, ce pénible entretien serait bientôt terminé !
— J’ai tout mon temps pour écouter ce que vous avez à me dire. Pourtant, ma femme étant enceinte et souffrante, et mon beau-père à l’article de la mort, il est vrai que je pourrais terminer la journée plus utilement qu’à écouter vos sottises !
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