Vladimir Mikhanovski - La poursuite

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Vladimir Mikhanovski

La poursuite

Le Musée d’astronautique se trouvait dans la banlieue, à quinze minutes de train de la ville. Certaines des fusées, fixées à demeure sur leurs piédestaux en béton armé, étaient pointées sur le zénith et ne semblaient qu’attendre le signal pour filer vers le ciel chatoyant. Les autres étaient couchées sur le flanc, presque cachées par les plantes touffues. Si l’entrée était placée trop haut, un escalier permettait d’y accéder.

Anton Pétrovitch Sorokine, premier et unique directeur du musée depuis des années, était le guide préféré des visiteurs qui venaient ici des quatre coins du monde. Le teint hâlé et maigre, il ne paraissait pas ses cinquante ans. Sous ses ordres, en plus des multiples robots, il y avait actuellement quarante-cinq élèves de l’Académie de l’Espace. Principalement, c’étaient les étudiants des dernières années de la faculté d’histoire, qui suivaient un stage avant leur thèse de fin d’études. Il y avait assez de travail pour tous, car on venait ici des régions les plus reculées du globe.

Lorsqu’une nouvelle fusée rentrait d’expédition, des dizaines d’années s’étaient écoulées sur la Terre depuis son départ. Le progrès technique avançait sensiblement, on inventait des carburants plus performants pour les moteurs des fusées, la construction des astronefs changeait en conséquence, par suite de quoi le vaisseau rentré du cosmos était irrémédiablement périmé. D’ailleurs, les astronautes n’étaient pas compris sans peine par les Terriens. Ces derniers considéraient, cachant leur étonnement, les vêtements, connus seulement d’après les livres anciens, des voyageurs, leurs vaisseaux lourdauds, antédiluviens. En règle générale, les astronefs étaient envoyés au musée, alors que les cosmonautes regagnaient la société humaine. La généreuse sympathie des Terriens faisait rapidement fondre le sentiment d’isolement de ceux qui rentraient.

Une allée étroite menait de la gare au musée. Déjà touchés par l’automne, les beaux érables bruissaient sous les bourrasques du vent de septembre. Anton Pétrovitch serra sa pèlerine et, consultant sa montre, pressa le pas : il était neuf heures moins trois. Un homme était assis sur le banc devant la porte. « Un visiteur matinal », se dit Sorokine. Quand il fut à sa hauteur, l’homme se leva et, soulevant son chapeau, demanda :

— Pardon, vous êtes le directeur du musée ?

— Oui.

— Parfait ! J’en suis ravi. J’ai beaucoup entendu parler de vous, cher Anton Pétrovitch.

— Enchanté. Sorokine faillit gémir, tant la poignée de main du visiteur était vigoureuse.

— Permettez que je me présente, sourit le visiteur. Georges Stretton, ingénieur-constructeur du polygone d’Edimbourg. J’aimerais visiter l’astronef du commandant Ramo. C’est le schéma de commande du vaisseau qui m’intéresse…

— Eh bien, je vous en prie, dit Anton Pétrovitch, ouvrant la porte.

Marchant à grands pas, le visiteur parlait des travaux du centre astronautique d’Edimbourg, de son voyage pour venir au musée. Anton Pétrovitch crut déceler dans sa voix de basse quelque chose d’artificiel, mais il n’arrivait pas à comprendre quoi exactement. La silhouette et le visage du visiteur respiraient la santé.

— Qu’est-ce qu’il y a, Rob ? demanda le directeur à l’immense personnage sphérique qui barrait le passage à Stretton.

Le robot grommela d’une façon inintelligible. Ses yeux photocellulaires fixaient le visiteur matinal.

— Qu’est-ce que tu as ? s’étonna Anton Pétrovitch. Va donc remettre en ordre l’aire de Maillechort. Et tout de suite, ajouta-t-il, voyant que le robot hésitait.

Le robot s’en fut maladroitement exécuter l’ordre reçu.

— Je ne vois pas ce qui a pu arriver à Rob, dit le directeur à Stretton sur un ton d’excuse. Il est toujours au plus haut point consciencieux. C’est peut-être l’effet de l’automne…

— Possible, acquiesça rapidement Stretton.

Peu après, Anton Pétrovitch et Stretton s’approchèrent d’un colossal astronef posé sur des stabilisateurs verticaux. Tel Gulliver, il s’élevait au milieu de ses confrères. Les lignes nobles du vaisseau se dessinaient nettement sur le ciel. Ses flancs de titane, ternis par le souffle glacé du cosmos, semblaient être la peau d’un monstre extraordinaire.

Dès qu’Anton Pétrovitch referma la portière et mit en marche l’ascenseur pneumatique, les questions se mirent à pleuvoir. Stretton s’avéra être un visiteur extrêmement avide de savoir. Absolument tout l’intéressait. Comment s’effectue la surveillance au radar ? Comment fonctionne le tableau de commande ? Comment le commandant Ramo avait-il pu piloter seul le vaisseau vers Jupiter ? Sorokine et Stretton parcouraient les cabines et les compartiments, mais le flux de questions ne tarissait pas. Or, les climatiseurs n’avaient pas été mis en marche depuis plusieurs années, et l’air sentait le renfermé. Le directeur éprouva une sensation d’étouffement et regarda à la dérobée Stretton. On avait l’impression que cela ne préoccupait nullement l’ingénieur d’Edimbourg : il articulait des phrases rapides dans son dictaphone, palpait les appareils, examinait les moindres recoins.

« Il est infatigable », pensa le directeur.

— Si on se reposait un peu ? dit-il en essuyant une sueur abondante.

— Pardonnez-moi, je crois avoir exagéré, s’arrêta Stretton, confus. Son visage se couvrit aussitôt de grosses gouttes de sueur.

Anton Pétrovitch s’assit sur le siège du navigateur. Stretton vint près du tableau. Il examinait attentivement les appareils. Puis, s’assurant que le directeur ne le regardait pas, il fourra rapidement dans sa poche un rouleau d’étroites bandes de papier couvertes de chiffres.

Le vaisseau produisait une impression bizarre ! Les visiteurs ne s’intéressaient pas au Cardan, allez savoir pourquoi. Peut-être parce que, à l’époque, l’astronef du commandant Ramo était apparu sur tous les écrans de télévision de la Terre. Tout le monde, semblait-il, avait entendu parler du fameux commandant qui, à bord d’une fusée monoplace, avait fait le tour de Jupiter ? Son nom figurait dans le Livre d’Or de la Terre et une statue du commandant s’élevait dans l’Allée des Héros. Oui, les nouvelles fusées pouvaient reprendre facilement le chemin du commandant. Mais l’exploit de Ramo, qui fit le tour de Jupiter les moteurs arrêtés, presque au niveau de sa troposphère, restait inégalé. C’était comme piloter un avion à réaction sous un pont de chemin de fer. Une légère imprécision, un mauvais coup de manche à balai, et l’oiseau scintillant ne sera qu’un tas de débris fumants. « Une précision et un sang-froid à la limite de l’imaginable », écrivaient alors les journaux. A proprement parler, l’exploit du commandant était dû à une nécessité. Il y avait eu un accident sur Marcella, station-satellite de Jupiter. Le planétologue en chef, un jeune homme, qui venait de sortir de l’Académie de l’Espace, avait eu la colonne vertébrale fracturée. Il fallait le transporter d’urgence sur Terre. Seul le commandant Ramo se trouvait à proximité de Jupiter. Mais sa réserve de carburant n’était pas prévue pour une escale intermédiaire. Et le commandant Ramo choisit une solution audacieuse. Sur son ordre, le planétologue inconscient, fut placé dans un conteneur hermétique en acier. Le conteneur fut installé au sommet de la tour ajourée des liaisons spatiales. La pesanteur n’existait pratiquement pas sur Marcella, et le conteneur fut attaché à la tour avec un fil de nylon. Une heure et demie plus tard, le Cardan passa au-dessus de Marcella, tout près du sommet de la tour. Arrivant sur la tour, Ramo fit fonctionner à plein régime un électro-aimant du système de protection dynamique du vaisseau, et le conteneur, faisant un saut, retomba dans un filet qui amortit le choc. Il y avait un dispositif antisurcharges dans le conteneur, ce qui sauva le planétologue. Ramo l’avait attrapé comme un cavalier d’élite lancé à fond saisit sur le sol un petit bouton. Le commandant, à la moindre erreur, aurait percuté le satellite. Si son vol avait été un peu plus vertical, le vaisseau aurait été attiré par le formidable champ de gravitation de Jupiter. Mais la chance sourit au commandant ! Sur la Terre, le planétologue Anton Pétrovitch Sorokine fut opéré et eut la vie sauve. Seulement, les médecins lui interdirent strictement d’aller dans le cosmos et, une fois guéri, il devint directeur du Musée d’astronautique.

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