Le Ciel jaillit donc de l’esprit d’un dieu, et sa conception fut stimulée par les désirs de ses frères les dieux. Il fut construit par choix, plus que par nécessité, dans un désert de neige, de glace et de rocs, à l’éternel Pôle du monde, où seuls les puissants peuvent demeurer.
(Que chassait-elle ?)
Sous le dôme du Ciel s’étendait la grande forêt de Kaniburrha, à côté de la Cité Céleste. Vichnou, dans sa sagesse, avait vu qu’il devait y avoir équilibre entre la métropole et la nature sauvage. Alors que la nature sauvage peut exister indépendamment des villes, ceux qui habitent les villes demandent plus que les plantes ornementales d’un jardin d’agrément. Si le monde tout entier n’était qu’une ville, s’était-il dit, les habitants en transformeraient une part en nature sauvage, car il y a en eux tous un désir que quelque part finisse l’ordre et commence le chaos. Donc était née en son esprit une forêt, des ruisseaux jaillissants, l’odeur de la croissance et de la pourriture, les cris de créatures étrangères aux villes qui habitaient à son ombre, et la forêt frémissait au vent, et luisait sous la pluie, et les arbres tombaient et mouraient pour renaître et grandir à nouveau.
Cette nature sauvage s’étendit jusqu’aux confins de la Cité. Elle s’arrêta là. Il lui était interdit d’entrer dans la ville, tout comme la ville ne dépassait pas ses limites.
Mais parmi les créatures qui habitaient la forêt, certaines étaient des bêtes de proie, qui ne connaissaient ni frontières ni limites, qui allaient et venaient comme elles voulaient. Et les premières d’entre elles étaient les tigres albinos. Les dieux avaient donc écrit qu’il était interdit aux tigres fantômes de regarder la Cité Céleste ; et il fut donc inscrit sur leurs yeux, par le système nerveux qui s’étend derrière eux, qu’il n’y avait pas de ville. En leur cerveau de félins blancs, le monde n’était que la forêt de Kaniburrha. Ils parcouraient les rues du Ciel, et pour eux, c’était une piste qu’ils foulaient. Si les dieux caressaient en passant leur fourrure, c’était pour eux le vent qui les effleurait. S’ils grimpaient un large escalier, c’était pour eux l’ascension d’une pente rocheuse. Les bâtiments étaient des falaises et les statues des arbres. Les passants étaient invisibles.
Mais si quelqu’un de la Cité entrait dans la forêt véritable, le félin et le dieu vivaient alors sur le même plan d’existence – dans la nature sauvage, source d’équilibre.
Elle toussa encore. Comme si souvent auparavant. Et sa fourrure de neige fut lissée par le vent. Elle était un félin fantôme, qui depuis trois jours guettait dans les étendues sauvages de Kaniburrha, tuant, mangeant la chair crue de la proie abattue, hurlant son profond feulement de défi, léchant sa fourrure de sa large langue rose, sentant la pluie sur son dos, glissant des hautes frondes inclinées, ou tombant à torrents des nuages qui se formaient miraculeusement au centre du ciel. Elle s’avançait, poussée par le feu de ses reins, car la nuit précédente elle s’était appariée avec une avalanche de fourrure couleur de mort, dont les griffes avaient ouvert ses épaules, et l’odeur du sang les avait tous deux rendus fous. Elle ronronnait, tandis que descendait sur elle la fraîcheur du crépuscule, que se levaient les lunes, semblables aux croissants changeants de ses yeux, d’or, d’argent et brun foncé. Elle s’assit sur un rocher, lécha sa patte, et se demanda encore ce qu’elle avait chassé.
Lakshmi, dans le jardin des Lokapalas, était étendue avec Kubera, quatrième gardien du monde, sur une couche parfumée près d’une piscine dans laquelle s’ébattaient les Apsaras. Les trois autres Lokapalas étaient absents ce soir-là. En riant, les Apsaras aspergèrent d’eau parfumée la couche. Mais Krishna le Noir choisit ce moment-là pour jouer de la flûte. Les Apsaras se détournèrent alors de Kubera le Gras et de la belle Lakshmi, s’appuyèrent sur leurs coudes au bord de la piscine et le contemplèrent, sous les arbres en fleurs où il était étendu, parmi les outres à vin et les reliefs de plusieurs repas.
Il fit des gammes, puis joua une longue note plaintive, et une série de bêlements de chèvre. Gari la Ravissante, qu’il avait passé une heure à déshabiller pour ensuite apparemment l’oublier, se leva, alla plonger dans la piscine, et disparut dans une des nombreuses cavernes sous l’eau. Il eut un hoquet, commença à jouer un air, s’arrêta, en commença un autre.
— Est-ce vrai, ce qu’on dit de Kâli ? demanda Lakshmi.
— Que dit-on ? grommela Kubera, tendant la main vers un bol de soma.
Elle lui prit la coupe des mains, but quelques gorgées, la lui rendit. Il la vida d’un coup et une servante la remplit dès qu’il l’eut reposée sur le plateau.
— Qu’elle veut un sacrifice humain pour la célébration de son mariage ?
— C’est bien possible, fit Kubera, cela ne m’étonnerait pas d’elle. Une vraie garce, et qui aime le sang, celle-là. Elle transmigre toujours dans quelque animal féroce, pour ses vacances. Une fois, elle était oiseau de feu et elle a déchiré de ses ongles le visage de Sitala, pour une remarque qui lui avait déplu.
— Quand ?
— Oh ! il y a dix ou douze avatars de cela. Sitala a dû porter un voile diablement longtemps, en attendant que son nouveau corps soit prêt, expliqua Kubera.
— Quel couple étrange, murmura Lakshmi à son oreille, qu’elle mordilla ensuite. Ton ami Yama est probablement le seul qui puisse vivre avec elle. Imagine qu’elle se fâche, qu’un amant lui déplaise et qu’elle lui lance un de ses regards meurtriers ? Qui pourrait soutenir son regard, à part Yama ?
— Ne plaisante pas, fit Kubera, c’est comme cela que nous avons perdu Kartikeya, dieu des Combats.
— C’est vrai ?
— Oui. Elle est étrange. Elle ressemble à Yama, mais en diffère aussi. Il est un dieu de Mort, c’est vrai, mais il tue vite et proprement. Kâli ressemblerait plutôt aux chats.
— Yama parle-t-il quelquefois d’elle ? dit-il pourquoi elle le fascine ?
— Es-tu venue ici pour bavarder et devenir une vraie commère ?
— Oui.
À ce moment-là, Krishna revêtit son Aspect, activa l’Attribut de l’ivresse divine. De sa flûte jaillit une mélodie douce-amère, sombre, et contagieuse. L’ivresse en lui s’étendit à tout le jardin, en vagues alternées de joie et de tristesse. Il se leva, et ses jambes sombres et souples commencèrent une danse. Ses traits peu accusés étaient sans expression. Ses cheveux sombres, humides, formaient des boucles serrées, qu’on eût dit de métal. Sa barbe même était frisée. Quand il avança, les Apsaras sortirent de la piscine pour le suivre. Sa flûte errait parmi les antiques mélodies, la musique devenait de plus en plus frénétique tandis qu’il dansait de plus en plus vite, et finalement il commença la Rasa-lila, la danse du Désir, et sa suite, mains sur les hanches, imita ses mouvements de plus en plus rapides, tourbillonnants.
Kubera serra plus fort Lakshmi.
— Ça, dit-elle, c’est un Attribut !
Rudra le Sévère courba son arc et tira une flèche à travers les airs. Elle vola, et alla enfin se planter au centre d’une cible éloignée.
À côté de lui, Murugan se mit à rire, et abaissa son arc.
— Tu as encore gagné, je ne peux pas faire mieux.
Ils détendirent leurs arcs, et se dirigèrent vers la cible, comme leurs flèches.
— L’as-tu déjà rencontré ? demanda Murugan.
— Je l’ai connu il y a très longtemps, dit Rudra.
— Déjà accélérationiste ?
— Non, pas à l’époque. Politiquement, il ne croyait pas à grand-chose. Il était un des Premiers, pourtant, un de ceux qui avaient vu Terrath.
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