S’il renonçait maintenant, la vache et le veau mourraient tous les deux. Jonas essuya la sueur de son front et se prépara à une nouvelle tentative pour remettre le veau dans la bonne position. Il passa une main rassurante sur le pelage soyeux de Bella. Sa respiration était courte et saccadée et ses yeux exorbités.
— Allez, ma belle, on va essayer de le sortir maintenant, ton veau.
Il enfila de nouveau les longs gants en plastique. Lentement, avec détermination, il introduisit sa main dans l’étroit conduit jusqu’à ce qu’elle atteigne le veau. Il fallait qu’il attrape une des pattes du petit animal pour le retourner, fermement mais avec douceur afin de ne rien casser.
— Je tiens un des sabots, dit-il, et du coin de l’œil il vit Britt et Otto s’étirer pour mieux voir. Tout doux maintenant, ma vieille, ça va aller.
En parlant d’une voix basse et agréable, il commença à tirer sur la patte. Aucun résultat. Il exerça une traction un peu plus forte, mais en vain.
— Comment ça se passe, il bouge ?
Otto se grattait tellement fort les cheveux que Jonas se dit qu’il allait finir tout déplumé.
— Pas encore, répondit-il entre ses dents.
La sueur coulait et il était obligé de cligner sans cesse pour essayer d’éloigner un cheveu de sa frange blonde qui s’était pris dans ses cils. Il ne pensait cependant qu’à une seule chose : extraire le veau. La respiration de Bella se fit de plus en plus superficielle et elle posa la tête sur la paille, comme prête à abandonner.
— J’ai peur de casser quelque chose, ajouta-t-il.
Il mobilisa toutes ses forces, tira encore un peu plus, retint son souffle et pria pour ne pas entendre le bruit d’une fracture. Et soudain, il sentit le veau se dégager de la position où il était coincé. Encore quelques efforts, et le petit animal atterrit sur le sol, secoué et poisseux, mais vivant. Britt se précipita vers lui et se mit à le frotter avec de la paille. D’une main ferme et pleine d’amour, elle l’essuya et le massa, et ils le virent s’animer peu à peu.
Bella gisait immobile sur le flanc. Son veau était né, cette vie qui avait grandi en elle pendant près de neuf mois, mais elle ne montra aucune réaction. Jonas la contourna et s’accroupit près de sa tête.
— Ça y est, c’est fini. Tu as été courageuse, ma belle.
Il frotta son doux pelage noir et continua à lui parler, comme il l’avait fait pendant tout le vêlage. Elle ne réagit pas. Puis elle finit par lever péniblement la tête et regarder en direction de son veau.
— Tu as eu une jolie petite fille. Regarde, Bella, dit Jonas en continuant à la flatter.
Il sentit son pouls se calmer. Le veau était tiré d’affaire, et Bella s’en tirerait probablement aussi. Il se releva, parvint enfin à éloigner le cheveu de ses cils et hocha la tête en direction de Britt et Otto.
— Ça me semble un très joli petit veau, celui-là.
— Merci, Jonas, dit Britt, et elle vint le serrer contre elle.
Un peu mal à l’aise, Otto tendit sa grosse pogne.
— Merci, t’as vraiment été à la hauteur, dit-il en secouant vigoureusement la main de Jonas.
— Je n’ai fait que mon boulot.
Il afficha un grand sourire. C’était toujours satisfaisant quand les choses finissaient bien. Il n’aimait pas les situations insolubles, que ce soit dans son travail ou dans la sphère privée.
Content que l’épisode se soit si bien terminé, il sortit son portable de sa poche et fixa l’écran quelques secondes. Puis il se précipita vers sa voiture.
Les bruits, les odeurs, les couleurs. Tout était époustouflant et respirait l’aventure. Laila tenait sa sœur par la main. Elles étaient trop grandes pour ça, mais Agneta et elle cherchaient souvent la main de l’autre quand un événement particulier se produisait. Et un cirque à Fjällbacka, ça sortait vraiment de l’ordinaire.
De leur vie, elles avaient à peine quitté le petit port de pêche. Deux excursions d’une journée à Göteborg, voilà les plus longs voyages qu’elles aient jamais faits, et ce cirque leur apportait des promesses du vaste monde.
— C’est quoi, cette langue qu’ils parlent ?
Agneta chuchotait, alors que dans le brouhaha ambiant personne n’aurait pu les entendre, même si elles avaient hurlé.
— Tante Edla dit que c’est un cirque polonais, répondit Laila à mi-voix elle aussi, en serrant la main humide de sa sœur.
L’été s’était déroulé en une suite infinie de journées ensoleillées, mais celle-ci était probablement la plus chaude de toutes. La propriétaire de la mercerie où Laila travaillait avait daigné lui accorder son après-midi. Elle se réjouissait de chaque minute qu’elle n’était pas obligée de passer dans la petite boutique étouffante.
— Regarde, un éléphant !
Tout excitée, Agneta montra l’énorme animal gris qui les dépassait d’un pas tranquille, mené par un homme d’une trentaine d’années. Elles s’arrêtèrent pour admirer le pachyderme, d’une beauté impressionnante. Sa présence était terriblement incongrue dans ce pré des environs de Fjällbacka où le cirque avait établi son campement.
— Allez, on va voir les autres animaux. J’ai entendu dire qu’ils ont aussi des lions et des zèbres.
Agneta l’entraîna et Laila la suivit, hors d’haleine. Elle sentait la transpiration perler dans son dos et tacher sa fine robe d’été fleurie.
Elles couraient entre les différentes roulottes-cages installées autour du chapiteau qu’on était en train de dresser. Des hommes costauds en débardeur blanc travaillaient dur afin que tout soit prêt pour le lendemain lorsque le Cirkus Gigantus donnerait sa première représentation. Ils étaient nombreux à venir visiter l’installation dès aujourd’hui, incapables d’attendre le spectacle. Ils ouvraient de grands yeux face à ces nouveautés si étrangères à leur univers. Mis à part les deux ou trois mois d’été où les estivants s’installaient avec leurs mœurs de citadins, le quotidien à Fjällbacka était assez uniforme. Les jours se succédaient sans qu’il ne se passe rien de particulier, si bien que la nouvelle de la venue d’un cirque s’était répandue comme un feu de prairie.
Agneta l’entraînait toujours, vers une cage où une tête rayée pointait entre deux barreaux.
— Oh, regarde comme il est beau !
Laila ne put qu’acquiescer. Le zèbre était incroyablement mignon, avec ses grands yeux et ses longs cils, et elle fut obligée de se retenir de tendre la main pour le caresser. Elle présuma qu’on n’avait pas le droit de toucher les animaux, mais c’était difficile de résister.
— Don’t touch !
Une voix derrière elles les fit sursauter.
Laila se retourna. Jamais elle n’avait vu un tel homme. Grand et musclé, il se dressait devant elle. Il avait le soleil dans le dos, de sorte qu’elle dut mettre sa main en visière pour le voir. Quand elle croisa son regard, un courant électrique lui parcourut tout le corps. C’était une sensation qu’elle n’avait jamais connue ni imaginée auparavant. Elle se sentit confuse et prise de vertige, et sa peau devint brûlante. C’était sans doute la canicule.
— No… we… no touch .
Elle essaya de trouver les mots corrects. Même si elle avait étudié l’anglais à l’école et retenu pas mal de vocabulaire dans les films américains qu’elle avait vus, elle n’avait jamais eu l’occasion de pratiquer cette langue.
— My name is Vladek .
L’homme tendit une pogne calleuse qu’elle saisit après quelques secondes d’hésitation. Elle vit sa main disparaître dans la sienne.
— Laila. My name is Laila.
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