Ses enfants vivaient dans la lumière. Ses enfants étaient la lumière. Les hurlements de Noel, qui d’habitude la faisaient sortir de ses gonds, n’avaient plus aucun effet, elle se contenta de lui caresser la tête, et il en fut tellement surpris que ses cris cessèrent.
— Venez, je vais vous faire couler un bain. Après, on va décongeler des tonnes de brioches de mamie et les manger devant la télé avec un mug de chocolat chaud. Ça vous va ? dit Erica en souriant à ses enfants, assis par terre dans le sable humide. Et ce soir, pas de dîner ! On finit toutes les glaces qu’il reste dans le congélateur. Et vous irez vous coucher quand vous voulez.
On aurait entendu une mouche voler. Maja la fixa avec le plus grand sérieux et vint poser sa main sur son front.
— Tu te sens bien, maman ?
Erica éclata d’un rire joyeux.
— Oui, mes chéris, dit-elle en les tirant à elle, tous les trois. Votre maman n’est pas malade et n’est pas devenue folle. C’est juste que je vous aime tellement.
Elle les serra fort, profita de leur présence. Mais sur sa rétine, elle vit une autre enfant. Une petite fille seule dans le noir.
Ricky avait caché le secret de Victoria dans un recoin au plus profond de lui. Depuis que sa sœur s’était volatilisée, il avait tourné et retourné ce secret, l’avait examiné sous tous les angles pour essayer de comprendre si d’une façon ou d’une autre il avait un lien avec sa disparition. Probablement pas, mais le doute demeurait. Si jamais… Ces deux mots tournoyaient dans son esprit, surtout le soir, quand il était allongé dans son lit à fixer le plafond : si jamais… Avait-il bien agi ou pas, là était toute la question. Commettait-il une erreur en se taisant ? Mais c’était si simple de laisser le secret refoulé dans un coin, pour toujours enterré, tout comme Victoria le serait bientôt.
— Ricky ?
La voix de Gösta le fit sursauter sur le canapé. Il avait presque oublié le policier et ses questions.
— Tu ne t’es pas souvenu d’autre chose qui pourrait être utile à l’enquête ? Maintenant que nous savons que Victoria a peut-être été maintenue captive tout près d’ici.
La voix de Gösta était douce et triste, et Ricky devinait qu’il était très fatigué. Il avait fini par apprécier ce policier vieillissant, qui avait été leur interlocuteur ces derniers mois, et il savait que Gösta l’appréciait aussi. Il s’était toujours bien entendu avec les adultes. Depuis tout petit on lui avait dit qu’il était une vieille âme. Était-ce vrai ? En tout cas, il avait l’impression d’avoir pris mille ans depuis la veille. Toute la joie, toute l’impatience qu’il avait ressenties à l’idée d’avoir la vie devant lui s’étaient envolées à l’instant où Victoria était morte.
Il secoua la tête.
— Non, j’ai déjà dit tout ce que je sais. Ma sœur était quelqu’un d’ordinaire, elle avait des amis ordinaires et des intérêts ordinaires. Et nous sommes une famille ordinaire — enfin, à peu près normale en tout cas…
Il sourit à sa mère, mais elle ne lui rendit pas son sourire. L’humour qui avait toujours uni la famille avait disparu avec Victoria.
— Mon voisin m’a dit que vous faites ratisser les forêts du coin par des bénévoles. Tu penses que ça donnera quelque chose ? demanda Markus, le visage gris d’épuisement, en suppliant Gösta du regard.
— Espérons. Les gens se sont tous mobilisés pour nous aider, avec un peu de chance, nous trouverons peut-être des indices. Elle a bien été enfermée quelque part.
— Et les autres ? Celles dont les journaux ont parlé ? demanda Helena.
Quand elle prit sa tasse de café, sa main tremblait, et Ricky eut de la peine de la voir si amaigrie. Elle avait toujours été petite et mince, mais à présent, elle n’avait plus que la peau sur les os.
— Nous continuons de collaborer avec les autres districts de police. Tous ont à cœur de résoudre cette affaire, et nous échangeons nos informations. Nous allons consacrer toutes nos forces à trouver celui qui a enlevé Victoria et, probablement, les autres filles.
— Je veux dire… — Helena hésita. — Vous croyez que la même chose…
Elle ne parvint pas à terminer sa phrase, mais Gösta comprit ce qu’elle voulait demander.
— Nous ne savons pas. Mais, oui, il est vraisemblable que…
Lui non plus ne termina pas sa phrase.
Ricky déglutit. Il ne voulait pas penser à ce qu’avait subi Victoria. Les images s’imposèrent malgré lui et lui donnèrent la nausée. Ses beaux yeux bleus, qui avaient toujours dégagé tant de chaleur. C’est ainsi qu’il voulait s’en souvenir. Le reste, l’horreur, il n’avait pas le courage d’y penser.
— Il y aura une conférence de presse cet après-midi, annonça Gösta après un moment de silence. Et je crains que les journalistes ne vous sollicitent, vous aussi. Ces disparitions ont longtemps fait la une, et ceci va… je veux dire, il faut vous y préparer.
— Ils ont déjà sonné à la porte un paquet de fois. Et on ne répond plus au téléphone, dit Markus.
— C’est insensé qu’ils ne nous laissent pas tranquilles. Ils devraient comprendre que…
Helena secoua la tête, faisant voler son carré court et terne.
— Oui, mais malheureusement ce n’est pas le cas, soupira Gösta en se levant. Je dois retourner au commissariat. N’hésitez pas à nous appeler. Je réponds à toute heure du jour et de la nuit. Et je promets de vous tenir informés.
Il se tourna vers Ricky et posa sa main sur son bras.
— Occupe-toi de ton père et de ta mère.
— Je vais faire de mon mieux.
Il avait conscience de la responsabilité qui pesait sur ses épaules. Gösta avait raison. En ce moment, il était plus fort qu’eux. C’était son devoir de maintenir la famille soudée.
Molly sentit les larmes brûler derrière ses paupières. La déception la submergeait, elle tapa du pied sur le sol de l’écurie, faisant voler la poussière.
— J’y crois pas ! Ça tourne pas rond chez toi !
— Évite ce langage avec moi, s’il te plaît.
La voix de Marta était glaciale et Molly se sentit rétrécir. Sa colère était cependant trop grande pour qu’elle se retienne.
— Mais je veux y aller ! Et je compte bien le dire à Jonas.
— Je sais que tu veux y aller, dit Marta en croisant les bras sur sa poitrine, mais vu les circonstances, ça ne sera pas possible. Et Jonas est de mon avis.
— Comment ça, vu les circonstances ? Ce n’est pas ma faute, que je sache, ce qui est arrivé à Victoria. Pourquoi c’est sur moi que ça retombe !
Les larmes se mirent à couler et Molly les essuya frénétiquement avec la manche de sa veste. Même si elle connaissait déjà la réponse, elle regarda Marta par en dessous pour voir si ses pleurs la feraient flancher. Sa mère ne cilla pas. Elle l’observait avec cette expression mesurée que Molly détestait. Parfois elle aurait voulu que Marta se fâche, qu’elle crie, qu’elle hurle, qu’elle manifeste ses sentiments. Or, elle demeurait d’un calme imperturbable. Et jamais elle ne cédait, jamais elle n’écoutait.
Les larmes ruisselaient sur ses joues à présent. Son nez coulait et la manche de sa veste était toute mouillée.
— C’est le premier concours de la saison ! Je comprends pas pourquoi je peux pas y participer. Tout ça à cause de Victoria. C’est quand même pas moi qui l’ai tuée !
Paf ! La gifle brûla sa peau avant même qu’elle l’ait vue venir. Incrédule, Molly se toucha la joue. C’était la première fois que Marta la frappait. La première fois que quiconque la frappait. Les larmes cessèrent aussitôt de couler et Molly la dévisagea. Marta était de nouveau le calme incarné, elle se tenait là, les bras croisés sur son gilet matelassé vert.
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