De retour à l'hôtel, j'en profitai pour brancher mon ordinateur portable sur la prise téléphonique et me connecter à ma messagerie. Une tonne de publicités polluantes se déversèrent dans ma boîte aux lettres, genre Buy Viagra Online ou alors Increase your sales rate of 300 %. Je pris enfin le temps de me désabonner de ces mailing-lists auxquelles, a priori, je ne m'étais jamais inscrit, puis terminai la soirée en surfant sur le Net, avec, pour objectif, les techniques de cryptographie. Clic, moteur de recherche. Clic, site de cryptographie… Clic, clic, description de la machine Enigma utilisée par les Allemands durant la guerre. Clic, clic, clic, les jeunesses hitlériennes. Clic, le néonazisme. Clic, page personnelle d'un skinhead. Clic, moteur de recherche. Clic, clic, propagande nazie. Clic, clic, clic, messages d'incitations à la violence. Clic, clic, photos de juifs, une arme sur la tempe. Clic, clic, film d'un Noir en train de se faire démolir le portrait. Durée du film, une minute et quatorze secondes. Daté de cinq jours…
En me couchant, j'eus une suée en songeant aux milliers, aux millions de personnages qui, devant leurs écrans d'ordinateurs, se repaissaient tranquillement, un verre à la main, de tout ce que la loi interdisait…
*
Sur les sépultures perlaient de petites gouttes de rosée, fraîches et spontanées, perdues sur la frontière de la nuit et du jour.
Au cœur du cimetière de Trégastel, la silhouette du thanatopracteur se découpait dans la brume légère du petit matin comme une tombe parmi les autres. Il ne broncha pas à mon arrivée, le visage vergeté de froide rigidité. Il était étonnamment jeune, vingt-cinq ans, trente maximum, mais je lus, quelque part au fond de ses yeux, des échardes d'ennui et de lassitude. Derrière lui, contre une palissade, deux fossoyeurs communaux grillaient une cigarette.
« Il fait un peu frisquet ce matin ! » risquai-je pour engager un semblant de conversation. Le praticien me déshabilla d'un air coupant, serra le nœud de sa cravate couleur mort et se replongea dans sa bulle de silence.
« Le maire devrait arriver avec un médecin-conseil de Brest », continuai-je en m'adressant à la sépulture humaine.
« Vous croyez que ça me plaît de faire ça ? » me lança-t-il d'une voix presque aussi grave que celle d'un baryton.
« Pardon ?
— Vider des cadavres, leur coudre les yeux et les lèvres, et ensuite les déterrer comme pour les violer une seconde fois, vous pensez que ça me fait plaisir ? »
L'homme et le thanatopracteur, tout comme l'homme et le flic, ennemis enfermés dans un même corps, unis comme deux os d'un squelette…
« Moi aussi, j'ai horreur de ce genre de choses », répliquai-je avec une réelle franchise. « Je dois même vous avouer qu'à l'heure qu'il est je ne suis pas plus rassuré qu'une poule dans un train fantôme… Ce n'est jamais de gaieté de cœur que l'on arrache les morts à leur tranquillité. »
Ma flèche de sincérité le toucha. « Vous avez raison, il fait frisquet ce matin… »
Je m'approchai de lui. Mes pas craquaient sur les gravillons, perdus dans la forêt figée de croix et de béton. « Dites-moi, avons-nous une chance de retrouver le corps en bon état après plus de deux mois ?
— Cette pauvre fille avait les trois quarts des os brisés par la chute, les membres complètement retournés et le visage démoli. Mon métier est difficile, mais je le fais bien, et certaines personnes vont jusqu'à me dire que je suis doué.
— C'est-à-dire ?
— Vous voulez des détails, les voici. J'ai vidé le corps de son sang pour le remplacer par du formaldéhyde. J'ai remis les os à leur place. J'ai aspiré l'urine, le contenu de l'estomac, les gaz intestinaux, et j'ai nettoyé une seconde fois la dépouille à l'aide de savon antiseptique avant de l'habiller. Les techniques d'inhumation font que le corps se conserve parfaitement pendant plus de quatre mois. Normalement, vous devriez le retrouver beau comme un sou neuf… »
Les deux retardataires arrivèrent enfin, pas plus heureux que mon compagnon des brumes. Des pans d'inquiétude se décrochaient de leurs visages.
« Allons-y ! » ordonna le maire sur un ton franchement glacial. « Réglons cette affaire, et le plus vite possible ! »
Les deux fossoyeurs se chargèrent du descellement du caveau et de la remontée du cercueil.
Autour de moi, mines graves et regards fuyants.
L'acajou grinçait au contact des sangles, tel un cri de douleur arraché au bois vernis.
Au basculement du couvercle, lorsque se présenta l'intérieur sobre et trop ordonné du cercueil, je ressentis tout contre ma joue l'effleurement d'une main osseuse. Celle de la Mort…
Au travers du pinceau de lumière projeté par ma Maglite, une main, sortie du linceul très blanc, apparut tournée vers moi, les doigts repliés en contradiction avec le mouvement implorant des mains. Un suaire en batiste couvrait le visage comme une tendre caresse et le long du cou cascadaient des cheveux encore châtains, légèrement ondulés. Puisque personne ne remuait l'ombre d'une phalange, je pris l'initiative d'ausculter la surface du corps. Au toucher, la toile qui enveloppait la dépouille rapiécée craqua comme un linge frais. Les jolis vêtements qu'elle portait, certainement ses plus beaux, me firent croire un instant qu'elle dormait. Je déboutonnai le tailleur, puis le chemisier d'une main de plume et mon cœur se souleva, à la limite de se briser, lorsque m'apparut la blancheur mortelle de sa poitrine. La peau ondoyait en plis à peine visibles, comme la surface d'une mer calme, mais on sentait que les escouades de l'au-delà s'affairaient activement sur tout ce qui rappelait encore la vie.
Sur le sein gauche se déployait la gueule d'une espèce de bouc, une représentation maléfique que l'on dénichait dans les vieux grimoires de sorcellerie. Plus proche de son épaule droite, s'érigeait une croix celte enroulée d'un serpent, une sorte de vipère blanche aux crocs de sang. Le tatouage qui m'intéressait apparut, arqué autour du nombril. Les lettres rouges commençaient à se replier sur elles-mêmes telles des fleurs fanées. Je tirai légèrement sur la peau et lus : BDSM4Y.
Je demandai d'attendre avant d'inhumer le corps, le temps d'un coup de fil. J'avais prévenu Thomas Serpetti de la possibilité d'un appel la veille au soir.
Il décrocha au bout de la deuxième sonnerie et me lança : « Je suis prêt. Donne-moi le code. »
Je lui dictai les cinq lettres et le chiffre constituant un terme dont je n'avais, pour le moment, pas saisi la signification. « Alors, raconte-moi ! » m'impatientai-je.
« Bon sang, ça passe ! Le logiciel recherche maintenant le bon algorithme de déchiffrement… AES-Rijndael, Blowfish, Twofish… Il y en a pour une petite heure, je pense. La liste des différents algorithmes est assez importante. Je te rappelle dès que c'est terminé ! Que penses-tu que l'on va découvrir derrière ? — Quelque chose qui me fait peur, Thomas… »
Le bureau du chef de la Crim', dans son assemblage de linoléum défraîchi, de meubles surannés et de rideaux passés, portait dans sa moelle de bois la prestance d'un lieu culte, ancien et précieux, où l'austérité aiguise les sens au point de révéler l'inattendu. Des frottures du chêne, des auréoles de café qui persillaient l'immense table de réunion, au centre de la pièce, grésillaient les voix diaphanes, mélancoliques, des grands enquêteurs qui s'étaient succédé dans l'anonymat.
J'installai le rétroprojecteur, mains moites et lèvres pincées, tandis qu'un public anxieux prenait place autour de la table. Les lieutenants Sibersky et Crombez, Martin Leclerc mon divisionnaire, trois autres OPJ de la Crim', Van de Veld le légiste, deux techniciens du SEFTI et une dizaine d'inspecteurs. Une concentration d'intelligences, de réflexion, un assemblage de personnalités vouées à une cause unique, hormis le cheveu sur la soupe, le psy Thornton.
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