« Honneur aux dames. »
Rosario entre, détachant la sangle de son arme de service sans même y penser. Laverty suit. Le salon est vide mais la télé est allumée, le son coupé.
« Toody, Toody, j’aime pas ça, dit Rosario. Tu sens l’odeur ? »
Oui, Laverty sent. C’est l’odeur du sang. Ils trouvent la source dans la cuisine, où Ruth Scapelli est allongée par terre à côté d’une chaise renversée. Ses bras sont écartés, comme si elle avait essayé d’amortir sa chute. Ils peuvent voir les profondes entailles qu’elle s’est faites : longues sur les avant-bras, presque jusqu’aux coudes, petites en travers des poignets. Il y a du sang plein le carrelage, et encore plus sur la table où elle s’est assise pour passer à l’acte. Sur le plateau tournant au centre de la table, placé avec un soin grotesque entre la salière et la poivrière et le porte-serviettes en céramique, il y a un couteau de boucher pris sur le bloc en bois près du grille-pain. Le sang est foncé, coagulé. Laverty estime qu’elle est morte depuis douze heures, au moins.
« Peut-être qu’il n’y avait rien de bien à la télé », dit-il.
Rosario lui lance un regard noir et pose un genou près du corps, mais pas trop près pour ne pas tacher son uniforme, sorti du pressing la veille.
« Elle a écrit quelque chose avant de perdre conscience, dit-elle. Tu vois, là, sur le carreau à côté de sa main droite ? Dans son propre sang. C’est quoi, tu crois ? Un 2 ? »
Laverty, les mains sur les genoux, se penche pour regarder de plus près.
« Difficile à dire. Soit un 2, soit un Z. »
« Mon garçon est un génie », avait l’habitude de dire Deborah Hartsfield à ses amis. À quoi elle ajoutait avec un sourire triomphant : « C’est pas de la vantardise si c’est la vérité ! »
C’était avant qu’elle se mette sérieusement à boire, quand elle avait encore des amis. À l’époque, elle avait un autre fils, Frankie, mais Frankie n’était pas un génie. Frankie avait des lésions cérébrales. Un soir, quand il avait quatre ans, il était tombé dans l’escalier du sous-sol et il était mort, le cou brisé. C’était du moins l’histoire que Deborah et Brady avaient racontée. La vérité était un peu différente. Un peu plus complexe.
Brady adorait inventer des trucs et un jour, il inventerait quelque chose qui les rendrait tous les deux riches, qui les propulserait Rue de la Facilité. Deborah en était persuadée, et le lui disait souvent. Et Brady le croyait.
Il arrivait tout juste à récolter des B et des C dans la plupart de ses cours, mais en Informatique 1 et 2, c’était le roi des A. À la fin de ses années lycée, la maison des Hartsfield était équipée de toutes sortes de gadgets, certains hautement illégaux — comme les boîtes bleues via lesquelles Brady volait les chaînes câblées de Midwest Vision. Il avait un atelier dans le sous-sol où sa mère s’aventurait rarement ; c’était là qu’il fabriquait ses inventions.
Petit à petit, le doute s’était immiscé. Et le ressentiment, faux jumeau du doute. Ses créations avaient beau être inventives, elles ne rapportaient pas d’argent. Il y avait des types en Californie — Steve Jobs, par exemple — qui se faisaient des couilles en or et changeaient le monde rien qu’en bidouillant dans leur garage, mais Brady ne semblait jamais leur arriver à la cheville.
Son croquis pour le Rolla, par exemple. C’était un aspirateur informatisé prévu pour fonctionner tout seul : il tournait sur un cardan et changeait de direction dès qu’il rencontrait un obstacle. Celui-là avait tout du gagnant, jusqu’à ce que Brady aperçoive un aspirateur Roomba dans la vitrine d’un magasin d’électroménager prout-prout de Lacemaker Lane. Quelqu’un l’avait coiffé au poteau. L’expression Un jour trop tard, moins un dollar lui vint à l’esprit. Il la refoula, mais parfois, le soir, quand il n’arrivait pas à dormir ou qu’une de ses migraines le guettait, elle revenait.
Pourtant, deux de ses inventions — et mineures qui plus est — avaient rendu possible la tuerie au City Center. C’étaient deux télécommandes trafiquées qu’il avait appelées Truc 1 et Truc 2. Truc 1 pouvait faire passer les feux de circulation du rouge au vert et vice-versa. Truc 2 était plus sophistiqué. Il pouvait intercepter et enregistrer les signaux de clés de voitures, permettant ainsi à Brady de déverrouiller lesdits véhicules une fois que leurs propriétaires, qui ne se doutaient de rien, étaient partis. Au début, il avait utilisé Truc 2 comme outil de cambriolage pour fouiller les voitures à la recherche d’argent et d’objets de valeur. Et puis, alors que l’idée de foncer avec une grosse voiture dans une foule de gens prenait vaguement forme dans son esprit (ainsi que le fantasme d’assassiner le Président, ou peut-être une star de cinéma branchouille), il avait utilisé Truc 2 sur la Mercedes d’Olivia Trelawney et découvert qu’elle gardait un double des clés dans la boîte à gants.
Cette voiture-là, il n’y avait pas touché, gardant l’existence du double des clés dans un coin de sa tête pour plus tard. Peu de temps après, tel un message venant des puissances obscures qui régissent l’univers, il avait lu dans le journal qu’une foire au boulot se tiendrait au City Center le dix avril suivant.
Des milliers de personnes étaient attendues.
Après avoir commencé à travailler pour la Cyber Patrouille de Discount Electronix et pu s’acheter des ordis d’occase au rabais, Brady avait branché sept ordinateurs portables, tous des sous-marques, dans son atelier du sous-sol. Il en utilisait rarement plus d’un à la fois mais il aimait l’air que ça donnait à la pièce : comme un décor sorti d’un film de science-fiction ou d’un épisode de Star Trek . Il avait aussi installé un programme de commande vocale, et ce des années avant qu’Apple fasse un tabac avec le logiciel Siri.
Un jour trop tard, moins un dollar.
Ou, dans ce cas précis, quelques millions.
Qui, dans une situation pareille, n’aurait pas envie d’assassiner tout un tas de gens ?
Il en avait eu seulement huit au City Center (sans compter les blessés, certains très grièvement) mais il aurait pu en avoir des milliers à ce concert de rock. Il serait rentré dans l’histoire à tout jamais. Mais avant qu’il ait pu appuyer sur le bouton qui aurait propulsé des billes d’acier en un éventail de mort — à réaction et en perpétuelle expansion — mutilant et décapitant des centaines d’adolescentes prépubères hystériques (sans compter leurs mères en surpoids et surcomplaisantes), quelqu’un lui avait éteint toutes ses lumières.
Ce souvenir-là semblait définitivement oblitéré de sa mémoire, mais pas besoin de se rappeler . Ça ne pouvait être qu’une seule personne : Kermit William Hodges. Comme Olivia Trelawney, Hodges était censé se suicider, c’était le plan. Mais il s’était arrangé pour éviter et le suicide et les explosifs que Brady avait planqués dans sa voiture. Le vieil officier à la retraite — le vieux Off-Ret — s’était pointé au concert et avait contrecarré ses plans quelques secondes seulement avant que Brady ait pu atteindre l’immortalité.
Boum, boum, plus de lumière [18] Boom, boom, out go the lights : chanson de Pat Travers.
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Mon ange, mon ange, on s’écrase [19] Angel, angel, down we go : titre d’un film de Robert Thom.
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La coïncidence est une garce rusée, et il se trouve que Brady a été transporté au Kiner Memorial à bord de l’Unité 23 de la caserne 3. Rob Martin n’était pas présent ce jour-là — à l’époque, il était en voyage en Afghanistan, tous frais payés par le gouvernement américain —, mais Jason Rapsis était le médecin urgentiste à bord, essayant de maintenir Brady en vie alors que l’Unité 23 fonçait vers l’hôpital. S’il avait dû parier sur ses chances de survie, Rapsis aurait dit aucune. Le jeune homme convulsait violemment. Sa fréquence cardiaque était de 175, sa tension artérielle montait et chutait tour à tour. Cependant, il faisait toujours partie du monde des vivants lorsque l’Unité 23 arriva à l’hôpital.
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