— Si tu es gentille avec moi, je serai gentil avec toi, répéta-t-il. Tu m'embêtes, et je peux te faire interner avec les fous pour le restant de ta vie. Ça te ferait plaisir ?
Elle ne répondit pas.
— Est-ce que ça te ferait plaisir ? répéta-t-il.
Elle secoua la tête.
Il attendit jusqu'à ce qu'elle baisse le regard, soumise, pensa-t-il. Puis il l'attira plus près de lui. Lisbeth Salander desserra les lèvres et le prit dans sa bouche. Il ne cessa de lui maintenir la nuque et de la presser violemment contre lui. Elle ne put empêcher le réflexe de mastication tout au long des dix minutes qu'il se déhancha ; quand enfin il éjacula, il la tenait tellement serrée qu'elle avait du mal à respirer.
Il la laissa utiliser un petit cabinet de toilette attenant à son bureau. Lisbeth Salander tremblait de tout son corps quand elle se lava le visage et essaya d'enlever les taches sur son pull. Elle mangea de son dentifrice pour enlever le goût. En revenant dans son cabinet de travail, elle le trouva installé comme si de rien n'était à son bureau, en train de feuilleter des papiers.
— Assieds-toi, Lisbeth, lui dit-il sans la regarder.
Elle s'assit. Finalement il tourna les yeux vers elle et sourit.
— Tu es adulte maintenant, n'est-ce pas, Lisbeth ?
Elle fit oui de la tête.
— Alors tu dois aussi être capable de jouer à des jeux d'adultes, dit-il comme s'il parlait à un enfant.
Elle ne répondit pas. Un petit pli se forma sur le front de Bjurman.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que tu parles de nos jeux à quelqu'un d'autre. Réfléchis — qui te croirait ? Il y a des papiers qui attestent ton irresponsabilité. Comme elle ne répondait pas, il poursuivit : Ce serait ta parole contre la mienne. Laquelle pèserait le plus lourd, à ton avis ?
Il soupira devant son entêtement à ne pas répondre. Il fut soudain irrité de la voir assise là, muette, les yeux braqués sur lui — mais il se maîtrisa.
— On va devenir de bons amis, toi et moi, dit-il. Je trouve que tu t'es montrée sage en faisant appel à moi aujourd'hui. Tu pourras toujours t'adresser à moi.
— J'ai besoin de 10 000 couronnes pour mon ordinateur, dit-elle soudain à voix basse, comme si elle reprenait la conversation qu'ils avaient eue avant l'interruption.
Maître Bjurman haussa les sourcils. Quelle foutue dure à cuire. Elle est totalement barjo, ma parole. Il lui tendit le chèque qu'il avait préparé quand elle était au cabinet de toilette. C'est mieux qu'une pute ; elle se fait payer avec son propre argent ! Il lui adressa un sourire supérieur. Lisbeth Salander prit le chèque et s'en alla.
SI LISBETH SALANDER avait été une citoyenne ordinaire, elle aurait selon toute vraisemblance appelé la police pour dénoncer le viol à l'instant même où elle quittait le bureau de maître Bjurman. Les hématomes sur sa nuque et son cou, ainsi que les taches de sperme comportant l'ADN de Bjurman sur son corps et ses vêtements auraient constitué des preuves matérielles lourdes. Même si maître Bjurman se dérobait en prétendant qu'elle était d'accord ou c'est elle qui m'a séduit ou c'est elle qui voulait me faire une fellation et autres affirmations qu'avancent systématiquement les violeurs, il s'était de toute façon rendu coupable de tant d'infractions contre le règlement des tutelles qu'on lui aurait immédiatement retiré le contrôle qu'il avait sur elle. Une dénonciation aurait probablement eu pour résultat que Lisbeth Salander aurait obtenu un véritable avocat, bien au courant des abus de pouvoir sur les femmes, ce qui à son tour aurait pu amener une discussion du cœur du problème — en l'occurrence sa mise sous tutelle. Depuis 1989, la notion de majeur incapable n'existe plus. Il existe deux degrés d'assistance — la gérance légale bénévole et la tutelle.
Un gérant intervient pour aider bénévolement les personnes qui pour diverses raisons ont du mal à assumer leurs activités quotidiennes, payer leurs factures ou s'occuper de leur hygiène. Le gérant désigné est généralement un parent ou un ami proche. Si la personne est seule dans la vie, les autorités sociales se chargent de trouver quelqu'un pour remplir cette fonction. La gérance est une forme modérée de tutelle où la personne concernée garde le contrôle de ses ressources et où les décisions sont prises en commun.
La tutelle est une forme de contrôle considérablement plus stricte, où la personne concernée est privée de la libre disposition de son argent et interdite de décisions en différents domaines. La formulation exacte signifie que le tuteur gère les biens et accomplit tous les actes civiques ou procédures juridiques de la personne concernée. En Suède, près de quatre mille personnes sont ainsi placées sous tutelle. Les causes les plus fréquentes de mise sous tutelle sont une maladie psychique manifeste ou une maladie psychique liée à une forte dépendance à l'alcool ou aux drogues. Une partie moindre est constituée de déments séniles. On peut s'étonner de trouver parmi celles qui sont mises sous tutelle autant de personnes relativement jeunes, trente-cinq ans ou moins. L'une d'elles était Lisbeth Salander.
Priver une personne du contrôle de sa vie, c'est-à-dire de son compte en banque, est l'une des mesures les plus dégradantes auxquelles une démocratie peut avoir recours, encore plus quand il s'agit d'une personne jeune. C'est dégradant même si l'intention de cette mesure peut être considérée comme bonne et socialement justifiée. Les questions de tutelle sont donc une problématique politique qui peut s'avérer très délicate, entourées de dispositions rigoureuses et contrôlées par une commission des Tutelles. Celle-ci dépend du Conseil général, à son tour coiffé par le procureur général.
De façon générale, la commission des Tutelles travaille dans des conditions difficiles. Eu égard aux questions sensibles que traite cette administration, il est surprenant que si peu de réclamations ou de scandales aient été révélés dans les médias.
En quelques rares occasions, on trouve dans les dossiers une action en justice contre un gérant ou un tuteur indélicat qui a détourné de l'argent ou qui a indûment vendu l'appartement de son client pour mettre l'argent dans sa propre poche. Mais ces cas sont relativement rares, et à cela il existe deux raisons possibles : soit l'administration s'acquitte merveilleusement bien de sa tâche, soit les personnes concernées n'ont pas la possibilité de porter plainte et de se faire entendre d'une façon convaincante auprès des journalistes et des autorités.
La commission des Tutelles est tenue de vérifier chaque année s'il y a lieu de demander la levée d'une tutelle. Lisbeth Salander persistant dans son refus obstiné de se soumettre aux examens psychiatriques — elle n'échangeait même pas un bonjour de politesse avec ses médecins —, l'administration n'avait jamais trouvé de raisons de modifier sa décision. D'où un état de statu quo, et d'année en année sa tutelle avait été reconduite.
Le texte de loi stipule cependant que la mise sous tutelle doit être adaptée à chaque cas particulier. Holger Palmgren, du temps où il était responsable, avait interprété ceci à sa façon et avait laissé à Lisbeth Salander le soin de gérer son propre argent et sa propre vie. Il avait méticuleusement rempli les exigences de l'administration et fait un rapport mensuel et une révision annuelle, mais à part cela il avait traité Lisbeth Salander comme n'importe quelle jeune femme normale et ne s'était pas mêlé de son choix de vie ou de fréquentations. A son avis, ce n'était ni à lui ni à la société de décider si cette jeune personne voulait avoir une boucle dans le nez et un tatouage sur le cou. Cette attitude quelque peu laxiste à l'égard de la décision du tribunal d'instance était une des raisons pour lesquelles Lisbeth et lui s'étaient si bien entendus.
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