— Je commençais à me dire que tu n'osais pas venir. On peut se tutoyer, peut-être ?
— Entendu. Oui, j'aurais dû appeler avant, mais quand j'ai vu la lumière, j'ai soudain eu envie de passer.
— Et moi j'ai vu que ça reste allumé toute la nuit chez toi. Et que tu sors souvent te promener après minuit. Monsieur est un oiseau de nuit ?
Mikael haussa les épaules.
— C'est le rythme que j'ai pris ici. Ses yeux se portèrent sur quelques manuels scolaires empilés au bord de la table. Tu enseignes toujours, madame le proviseur ?
— Non, en tant que proviseur je n'en ai pas le temps. Mais j'ai été prof d'histoire, de religion et d'éducation civique. Et il me reste quelques années à tirer.
— A tirer ?
Elle sourit.
— J'ai cinquante-six ans. Bientôt la retraite.
— Franchement, je te donnais la quarantaine.
— Flatteries, tout ça. Et toi, quel âge ?
— Un peu plus de quarante, sourit Mikael.
— Et hier encore tu n'en avais que vingt. Ça va tellement vite. La vie, je veux dire.
Cécilia Vanger servit le café et demanda à Mikael s'il avait faim. Il répondit qu'il avait déjà mangé ; ce qui était vrai à un détail près : il s'enfilait des sandwiches au lieu de préparer de vrais repas. Mais il n'avait pas faim.
— Alors, qu'est-ce qui t'amène ? L'heure est venue de poser ces fameuses questions ?
— Sincèrement... je ne suis pas venu pour poser des questions. Je crois que j'avais simplement envie de te voir. Cécilia Vanger sourit soudain.
— Tu as été condamné à la prison, tu quittes Stockholm pour Hedeby, tu te plonges dans les dossiers favoris de Henrik, tu ne dors pas la nuit, tu fais de longues promenades nocturnes quand il fait un froid de canard... j'ai loupé quelque chose ?
— Ma vie est en train de se casser la figure. Mikael lui rendit son sourire.
— Qui c'était, la femme qui est venue te voir ce week-end ?
— Erika... c'est la patronne de Millenium.
— Ta petite amie ?
— Pas exactement. Elle est mariée. Je suis plutôt un ami et un « amant occasionnel ». Cécilia Vanger éclata de rire.
— Qu'est-ce que tu trouves si drôle ?
— La façon dont tu as dit ça. Amant occasionnel. J'aime bien l'expression. Mikael rit. Cette Cécilia Vanger, décidément, lui plaisait.
— Moi aussi j'aurais bien besoin d'un amant occasionnel, dit-elle.
Elle se débarrassa de ses pantoufles et posa le pied sur le genou de Mikael. Machinalement il mit la main sur son pied et toucha la peau. Il hésita une seconde — il sentit qu'il naviguait dans des eaux totalement inattendues et incertaines. Mais il se mit tout doucement à masser la plante de son pied avec le pouce.
— Moi aussi je suis mariée, fit Cécilia Vanger.
— Je sais. On ne divorce pas dans le clan Vanger.
— Je n'ai pas rencontré mon mari depuis bientôt vingt ans.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Ça ne te regarde pas. Je n'ai pas fait l'amour depuis... hmm, disons trois ans, maintenant.
— Tu m'étonnes.
— Pourquoi ? C'est une question d'offre et de demande. Je ne tiens absolument pas à avoir un petit ami, ni un mari légitime, ni un compagnon. Je me sens très bien avec moi-même. Avec qui ferais-je l'amour ? Un des professeurs de l'école ? Ça m'étonnerait. Un élève ? Radio-Caniveau aurait quelque chose de croustillant à se mettre sous la dent. On surveille de près les gens qui s'appellent Vanger. Et ici sur Hedebyön n'habitent que des membres de la famille ou des gens qui sont déjà mariés.
Elle se pencha en avant et l'embrassa dans le cou.
— Je te choque ?
— Non. Mais je ne sais pas si c'est une bonne idée. Je travaille pour ton oncle.
— Et je serai certainement la dernière à aller le lui dire. Mais à mon avis Henrik n'aurait probablement rien contre.
Elle se plaça à califourchon sur lui et l'embrassa sur la bouche. Ses cheveux étaient encore mouillés et elle sentait le shampooing. Il s'empêtra dans les boutons de sa chemise en flanelle puis la lui glissa sur les épaules. Elle ne s'était pas donné la peine de mettre de soutien-gorge. Elle se serra contre lui quand il embrassa ses seins.
MAÎTRE BJURMAN CONTOURNA la table et lui montra son relevé de compte — dont elle connaissait le solde jusqu'au dernier ôre mais dont elle ne pouvait plus disposer elle-même. Il se tenait derrière son dos. Soudain il se mit à masser la nuque de Lisbeth et laissa une main glisser pardessus l'épaule gauche et sur son sein. Il posa la main sur le sein droit et l'y laissa. Comme elle ne semblait pas protester, il serra le sein. Lisbeth Salander ne bougea pas d'un poil. Elle sentit son haleine dans la nuque et elle examina le coupe-papier sur le bureau ; elle pourrait facilement l'atteindre avec sa main libre.
Mais elle n'en fit rien. Une chose que Holger Palmgren lui avait apprise par cœur au cours des années, c'était que les actes impulsifs menaient tout droit aux emmerdes, et les emmerdes pouvaient avoir des conséquences désagréables. Elle n'entreprenait jamais rien sans au préalable considérer les conséquences.
Ce premier abus sexuel — qu'en termes juridiques on qualifiait d'abus sexuel et de pouvoir sur une personne dépendante, et qui théoriquement pouvait coûter jusqu'à deux ans de prison à Bjurman — ne dura que quelques brèves secondes. Mais il fut suffisant pour qu'une frontière soit irrémédiablement franchie. Lisbeth Salander le considéra comme une démonstration de force de la part d'une troupe ennemie — une manière de marquer qu'au-delà de leur relation juridique soigneusement définie, elle était à la merci de son bon vouloir, et sans armes. Quand leurs yeux se croisèrent quelques secondes plus tard, la bouche de Bjurman était ouverte et elle pouvait lire le désir sur son visage. Le visage de Salander ne trahit aucun sentiment.
Bjurman regagna son côté du bureau et s'assit dans son fauteuil de cuir confortable.
— Je ne peux pas te faire des chèques comme ça, fit-il soudain. Pourquoi est-ce que tu as besoin d'un ordinateur aussi cher ? Il y a des appareils bien meilleur marché sur lesquels tu peux jouer à tes jeux.
— Je veux pouvoir disposer de mon argent comme auparavant. Maître Bjurman lui jeta un regard plein de pitié.
— Ça, on verra plus tard. Il faut d'abord que tu apprennes à être sociable et à t'entendre avec les gens.
Le sourire de maître Bjurman aurait sans doute été un peu atténué s'il avait pu lire les pensées de Lisbeth derrière ses yeux inexpressifs.
— Je crois que toi et moi nous allons être de bons amis, dit Bjurman. Il faut qu'on puisse avoir confiance l'un dans l'autre.
Comme elle ne répondait pas, il devint plus explicite.
— Tu es une femme adulte maintenant, Lisbeth.
Elle fit oui de la tête.
— Viens ici, dit-il en tendant une main.
Lisbeth Salander posa le regard sur le coupe-papier pendant quelques secondes avant de se lever et de s'avancer vers lui. Conséquences. Il prit sa main et l'appuya contre son bas-ventre. Elle pouvait sentir son sexe à travers le pantalon en gabardine sombre.
— Si tu es gentille avec moi, je serai gentil avec toi, dit-il.
Il l'avait raide comme un bâton quand il posa l'autre main derrière sa nuque et la força à se mettre à genoux, le visage devant son bas-ventre.
— Tu as déjà fait ce genre de choses, n'est-ce pas ? dit-il en ouvrant sa braguette. Elle sentit qu'il venait de se laver avec de l'eau et du savon.
Lisbeth Salander tourna son visage sur le côté et essaya de se lever, mais il la tenait d'une main ferme. D'un point de vue force pure, elle ne pouvait pas se mesurer avec lui ; elle pesait 42 kilos contre ses 95. Il lui prit la tête à deux mains et tourna son visage de façon à la voir droit dans les yeux.
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