Citation, Henrik Vanger, cassette 2, 04167 : « Trois de mes frères étaient donc politiquement déments. Jusqu'où allait leur maladie en d'autres circonstances ? »
Le seul des frères qui dans une certaine mesure trouvait grâce aux yeux de Henrik Vanger était Gustav à la santé fragile, mort des suites d'une maladie pulmonaire en 1955. Gustav ne s'intéressait pas à la politique et apparaissait surtout comme un esprit artistique détourné du monde, sans le moindre intérêt pour les affaires ni pour une activité au sein du groupe Vanger. Mikael demanda à Henrik Vanger:
— Il ne reste que toi et Harald aujourd'hui. Pourquoi est-il revenu vivre à Hedeby ?
— Il est revenu en 1979, peu avant ses soixante-dix ans. La maison lui appartient.
— Ça doit faire bizarre de vivre si près d'un frère qu'on déteste. Henrik Vanger regarda Mikael, surpris.
— Tu m'as mal compris. Je ne déteste pas mon frère. A la rigueur, j'ai de la pitié pour lui. C'est un parfait imbécile et c'est lui qui me hait.
— Il te hait ?
— Tout à fait. Je crois que c'est pour ça qu'il est revenu vivre ici. Pour pouvoir passer ses dernières années à me haïr de près.
— Pourquoi est-ce qu'il te hait ?
— Parce que je me suis marié.
— Je crois qu'il va falloir que tu m'expliques.
HENRIK VANGER AVAIT PERDU le contact avec ses frères aînés assez tôt. Il était le seul de la fratrie à révéler des talents pour les affaires — le dernier espoir de son père. Il ne s'intéressait pas à la politique et évitait Uppsala, au lieu de cela il avait choisi d'étudier l'économie à Stockholm. Depuis ses dix-huit ans, il avait passé toutes les vacances comme stagiaire dans l'un des nombreux bureaux du groupe Vanger ou aidé lors des conseils d'administration. Il apprenait tous les dédales de la société familiale.
Le 10 juin 1941 — au beau milieu de la guerre mondiale qui faisait rage —, Henrik fut envoyé en Allemagne pour une visite de six semaines aux bureaux commerciaux du groupe Vanger à Hambourg. Il n'avait alors que vingt et un ans, et l'agent allemand des entreprises Vanger, un vétéran âgé du nom de Hermann Lobach, lui servait de chaperon et de mentor.
— Je ne vais pas te fatiguer avec tous les détails, mais quand j'y suis allé, Hitler et Staline étaient toujours de bons amis, et le front est n'existait pas encore. Tout le monde croyait Hitler invincible. Il y avait un sentiment de... d'optimisme et de désespoir, je crois que ce sont les mots qui conviennent. Plus d'un demi-siècle après, il est toujours difficile de mettre des mots sur les atmosphères qui régnaient. Ne te méprends pas — je n'ai jamais été nazi et Hitler apparaissait à mes yeux comme un ridicule personnage d'opérette. Mais il était difficile de ne pas être contaminé par la foi en l'avenir qui régnait parmi les gens ordinaires à Hambourg. La guerre s'approchait tout doucement et plusieurs bombardements eurent lieu au cours de mon séjour à Hambourg, malgré cela les gens semblaient penser que c'était un moment d'irritation passager — la paix allait bientôt venir et Hitler allait instaurer sa Neuropa, la nouvelle Europe. Les gens voulaient croire que Hitler était Dieu. C'est ce que laissait entendre la propagande.
Henrik Vanger ouvrit l'un de ses nombreux albums de photos.
— Voici Hermann Lobach. Il a disparu en 1944, tué et enseveli probablement lors d'un bombardement. Nous n'avons jamais su quel fut son sort. Au cours de mon séjour à Hambourg, je suis devenu très proche de lui. J'avais une chambre dans son appartement somptueux dans les quartiers où résidaient les familles aisées. Nous nous voyions quotidiennement. Il était aussi peu nazi que moi, mais il était membre du parti nazi par commodité. La carte de membre ouvrait des portes et facilitait ses possibilités de faire des affaires pour le compte du groupe Vanger — et des affaires, c'est exactement ce que nous faisions. Nous construisions des wagons pour leurs trains — je me suis toujours demandé si des wagons sont partis à destination de la Pologne. Nous vendions du tissu pour leurs uniformes et des tubes cathodiques pour leurs postes de radio — mais officiellement nous ne savions pas à quoi servait la marchandise. Et Hermann Lobach savait s'y prendre pour mener à bon port un contrat, il était distrayant et jovial. Le nazi parfait. Petit à petit, je compris qu'il était aussi un homme qui essayait désespérément de cacher un secret.
Dans la nuit du 22 juin 1941, Hermann Lobach est venu frapper à la porte de ma chambre et m'a réveillé. Ma chambre jouxtait celle de sa femme et il m'a fait signe de ne pas faire de bruit, de m'habiller et de le suivre. Nous sommes descendus au rez-de-chaussée et nous sommes installés dans un petit fumoir. Manifestement, Lobach était resté éveillé toute la nuit. Il avait allumé la radio et j'ai compris que quelque chose de dramatique s'était passé. L'opération Barbarossa avait débuté. L'Allemagne avait attaqué l'Union soviétique pendant le week-end de la Saint-Jean.
Henrik Vanger fit un geste d'impuissance avec la main.
— Hermann Lobach a sorti deux verres et nous a versé des schnaps généreux. De toute évidence, il était secoué. Quand je lui ai demandé quelles pourraient être les conséquences, il m'a répondu avec lucidité que cela signifiait la fin pour l'Allemagne et pour le nazisme. Je ne l'ai cru qu'à moitié — Hitler semblait invincible — mais Lobach a trinqué avec moi à la défaite de l'Allemagne. Ensuite il s'est attelé aux choses pratiques.
Mikael hocha la tête pour indiquer qu'il suivait l'histoire.
— Premièrement, il n'avait aucune possibilité de contacter mon père pour des instructions, mais de son propre chef il avait décidé d'interrompre mon séjour en Allemagne et de me renvoyer chez moi dès que possible. Deuxièmement, il voulait me demander de lui rendre un service.
Henrik Vanger montra un portrait jauni et écorné d'une femme brune vue de trois quarts.
— Hermann Lobach était marié depuis quarante ans, mais en 1919 il avait rencontré une femme qui avait la moitié de son âge et qui était d'une beauté ravageuse. Il est tombé fou amoureux d'elle. Elle n'était qu'une pauvre et modeste couturière. Lobach lui a fait la cour et, comme tant d'autres hommes fortunés, il avait les moyens de l'installer dans un appartement à une distance commode de son bureau. Elle est devenue sa maîtresse. En 1921, elle a mis au monde une fille, qui fut appelée Edith.
— Homme riche d'un certain âge, jeune femme pauvre et un enfant de l'amour — ça n'a pas dû causer un grand scandale, même dans les années 1940, commenta Mikael.
— C'est vrai. S'il n'y avait pas eu un problème. La femme était juive et Lobach était par conséquent père d'une fille juive au beau milieu de l'Allemagne nazie. Concrètement, il était un traître à sa race.
— Ah — ça change tout. Que s'est-il passé ?
— La mère d'Edith a été arrêtée en 1939. Elle a disparu et on se doute de ce qui lui est arrivé. Tout le monde savait qu'elle avait une fille qui n'avait pas encore été inscrite sur les listes de transport, et cette jeune fille était donc recherchée par la section de la Gestapo affectée à la traque des Juifs en fuite. En été 1941, la semaine même où je suis arrivé à Hambourg, ils avaient fait le lien entre la mère d'Edith et Hermann Lobach et il avait été convoqué pour interrogatoire. Il avait reconnu la liaison et la paternité, mais avait déclaré qu'il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où sa fille se trouvait et qu'il n'avait pas eu de contact avec elle depuis dix ans.
— Et où se trouvait-elle ?
— Je l'avais croisée tous les jours au domicile de Lobach. Une fille de vingt ans mignonne et calme qui faisait le ménage dans ma chambre et aidait à servir au dîner. En 1937, les persécutions des Juifs duraient depuis plusieurs années et la mère d'Edith avait supplié Hermann de l'aider. Et il l'avait aidée — Lobach aimait sa fille illégitime autant que ses enfants légitimes. Il l'avait cachée à l'endroit le plus invraisemblable — devant le nez de tout le monde. Il s'était procuré de faux papiers et l'avait engagée comme bonne.
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