— C'est parce que tu ne te laves jamais et que ça pue le singe chez toi qu'on t'appelle Plague ? Si un jour tu te décides à sortir, je te dirai où on trouve du savon noir.
Il afficha un pâle sourire mais ne répondit pas et lui fit signe de le suivre dans la cuisine. Il s'installa à la table sans allumer. Le seul éclairage était la lumière d'un réverbère dehors devant la fenêtre.
— Je veux dire, je ne suis pas particulièrement fée du logis, mais quand les vieux cartons de lait commencent à sentir les asticots, je les ramasse et je les balance.
— Je reçois une pension pour invalidité, dit-il. Je suis socialement incompétent.
— C'est pour ça que l'Etat t'a donné un logement et qu'il a vite fait de t'oublier. T'as pas peur que les voisins se plaignent et t'envoient la DDASS pour inspection ? C'est un coup à se retrouver chez les fous.
— Tu as quelque chose pour moi ?
Lisbeth Salander ouvrit la fermeture éclair de la poche de son blouson et en sortit 5 000 couronnes.
— C'est tout ce que je peux te donner. Je les sors de mes fonds perso, et j'aurais du mal à te faire passer en frais professionnels.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Le manchon dont tu m'as parlé il y a deux mois. Tu as pu le faire ?
Il sourit et plaça un objet sur la table devant elle.
— Dis-moi comment ça fonctionne.
Durant l'heure qui suivit, elle écouta attentivement. Puis elle testa le manchon. Plague était peut-être socialement incompétent. Mais il était incontestablement un génie.
HENRIK VANGER S'ARRÊTA devant son bureau et attendit d'avoir de nouveau l'attention de Mikael. Celui-ci consulta sa montre.
— Tu m'as parlé d'un détail confondant ?
Henrik Vanger hocha la tête.
— Je suis né un 1er novembre. Quand Harriet avait huit ans, elle m'a fait un cadeau d'anniversaire, un tableau. Une fleur pressée sous verre dans un cadre banal.
Henrik Vanger fit le tour du bureau et montra la première fleur. Campanule. Mise sous cadre d'une main maladroite.
— C'était le premier tableau. Je l'ai reçu en 1958.
Il montra le tableau suivant.
— 1959. Renoncule, 1960. Marguerite. C'est devenu une tradition. Elle fabriquait le tableau pendant l'été et le gardait pour mon anniversaire. Je les accrochais toujours ici sur le mur. En 1966, elle a disparu, et la tradition a été rompue.
Henrik Vanger se tut et montra un trou dans l'alignement de tableaux. Mikael sentit soudain les cheveux se hérisser sur sa nuque. Le mur entier était couvert de fleurs pressées.
— En 1967, un an après sa disparition, j'ai reçu cette fleur pour mon anniversaire. C'est une violette.
— Tu l'as reçue comment ? demanda Mikael à voix basse.
— Dans un paquet cadeau glissé dans une enveloppe bulle envoyée par la poste. Postée à Stockholm. Pas d'expéditeur. Pas de message.
— Tu veux dire que... Mikael fit un grand geste de la main.
— Exactement. Pour mon anniversaire, chaque année, nom de Dieu ! Tu comprends ce que je ressens ? C'est dirigé contre moi, comme si l'assassin voulait me torturer. Je me suis détruit en spéculations, me disant que Harriet a peut-être été éliminée parce que quelqu'un voulait m'atteindre, moi. Nul n'ignorait que Harriet et moi entretenions une relation privilégiée et que je la considérais comme ma propre fille.
— Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? demanda Mikael, et sa voix était soudain devenue dure.
QUAND LISBETH SALANDER eut laissé la Corolla dans le garage au sous-sol de Milton Security, elle profita de l'occasion pour monter aux bureaux histoire d'utiliser les toilettes. Elle se servit de son passe et monta directement au deuxième étage pour éviter d'avoir à franchir l'entrée principale au premier, où travaillaient ceux qui étaient de garde. Après être allée aux toilettes, elle prit un café dans la machine à espressos que Dragan Armanskij s'était résolu à acheter quand il avait fini par comprendre que Lisbeth ne préparerait jamais le café comme on l'attendait d'elle. Puis elle rejoignit son bureau et étendit son blouson de cuir sur le dossier d'une chaise.
Son espace de travail était un cube de deux mètres sur trois derrière une cloison de verre. Il y avait un bureau avec un ordinateur Dell assez ancien, une chaise de bureau, une corbeille à papier, un téléphone et une bibliothèque abritant une série d'annuaires du téléphone et trois blocs-notes vides. Les deux tiroirs du bureau contenaient quelques stylos bille usagés, des trombones et un bloc-notes. Sur le rebord de la fenêtre il y avait une plante verte fanée, aux feuilles brunes et sèches. Lisbeth Salander examina la plante d'un air pensif, comme si c'était la première fois qu'elle la voyait. Un moment plus tard, elle la fourra résolument dans la corbeille à papier.
Elle avait rarement à faire dans sa pièce de travail et elle y passait peut-être une demi-douzaine de fois par an, avant tout quand elle avait besoin de rester seule et de travailler sur un rapport avant de le remettre. Dragan Armanskij avait insisté pour qu'elle dispose d'un lieu, estimant qu'elle devait se sentir comme appartenant à l'entreprise même si elle travaillait comme free-lance. Pour sa part, Lisbeth soupçonnait Armanskij d'espérer ainsi garder un œil sur elle et se mêler de ses affaires. Au début, elle avait été installée plus bas dans le couloir, dans une pièce plus grande qu'elle était censée partager avec un collègue, mais comme elle n'y était jamais, Armanskij avait fini par la déplacer dans ce réduit du couloir qui ne servait à personne.
Lisbeth Salander sortit le manchon ramené de chez Plague. Elle posa l'objet devant elle sur le bureau et le contempla, tout en réfléchissant et en se mordant la lèvre inférieure.
Il était plus de 23 heures, et elle était seule à l'étage. Elle se sentit soudain très lasse.
Quelques minutes plus tard, elle se leva et alla tout au bout du couloir où elle vérifia la porte du bureau de Dragan Armanskij. Fermée à clé. Elle regarda autour d'elle. La probabilité que quelqu'un surgisse dans le couloir à minuit le 26 décembre était quasi nulle. Elle ouvrit la porte avec un double du passe principal de l'entreprise, qu'elle avait piraté plusieurs années auparavant.
La pièce de travail d'Armanskij était vaste, avec bureau, chaises pour les visiteurs et une petite table de conférence pour huit personnes dans un coin. Propreté impeccable. Ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas fouillé chez lui, et maintenant que de toute façon elle était dans les locaux... Elle passa une heure au bureau et collecta les derniers éléments d'un dossier concernant un probable espion industriel, d'un autre sur des taupes placées dans une entreprise où sévissaient des voleurs bien organisés, et apprit les mesures secrètes qui avaient été prises pour protéger une cliente qui craignait que son enfant soit kidnappé par son père.
Pour finir, elle replaça tous les papiers exactement à leur place, ferma à clé la porte du bureau d'Armanskij et rentra à pied chez elle dans Lundagatan. Elle était satisfaite de sa journée.
MIKAEL BLOMKVIST SECOUA de nouveau la tête. Henrik Vanger s'était installé derrière son bureau et contemplait Mikael de ses yeux calmes, comme s'il était déjà préparé à toutes ses objections.
— Je ne sais pas si nous saurons la vérité un jour, mais je ne voudrais pas descendre dans la tombe sans faire au moins une dernière tentative, dit le vieil homme. Je voudrais t'engager pour que tu parcoures une dernière fois tout le matériel rassemblé dans cette enquête.
— C'est absolument insensé, constata Mikael.
— Pourquoi insensé ?
— J'en ai assez entendu, Henrik, je comprends ton chagrin, mais je vais rester franc. Ce que tu me demandes de faire est un gaspillage de temps et d'argent. Tu me demandes de trouver comme par magie la solution d'un mystère qui a posé une colle pendant des années à la police criminelle et aux investigateurs professionnels disposant de moyens considérablement plus importants. Tu me demandes de résoudre un crime presque quarante ans après qu'il a été commis. Comment pourrais-je y arriver ?
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